Dimitri de Kochko, sur les gravats de la relation franco-russe


Culture, Interview / mardi, mai 16th, 2023

Ancien coordinateur des Russes de France, à l’initiative de nombreux projets culturels, cet ex-journaliste de l’AFP a accepté un entretien avec L’Ours Magazine. Il représente à lui seul des années de fortification de la relation franco-russe. Ses projets sont désormais freinés par le contexte ukrainien. Cet échange nous a permis d’esquisser un portrait de lui.

J’ai hésité un moment avant de réaliser cet entretien, je le confesse, après avoir effectué un petit tour sur internet. La raison en est simple : l’homme que je m’apprête à rencontrer a été, par le passé, qualifié de “troll du Kremlin” par Libération ; le journal Les Inrock en fait un “propagandiste pro-Poutine” ; enfin, la plate-forme européenne pour les élections démocratiques (EPDE) estime qu’il “répand de la désinformation sur l’Ukraine”. 

L’Ours Magazine se gardant loin de la politique et de la géopolitique – magazine culturel avant toute chose, comprenez mes premiers doutes. La porosité de ces mondes est réelle. Deux arguments m’ont vite fait revoir mon jugement. Le premier est que je considère impératif de surmonter la réputation pour comprendre la pensée d’un homme, c’est le devoir même du journaliste. Le deuxième est simple : l’homme en question, Dimitri de Kochko, est un nœud de confluence de la culture russe en France – par là, il a beaucoup de choses à nous apprendre. C’est ensuite au lecteur de se forger son avis.

Après avoir convoqué les critiques de ses adversaires, rappelons objectivement qui est Dimitri de Kochko. Journaliste pendant plus de 30 ans pour l’Agence France-Presse (AFP), il a couvert de nombreux conflits, notamment l’Afghanistan et la Yougoslavie, ce qui fait de lui un homme de terrain. Il a aussi écrit des piges pour de nombreux médias, tels que Les Echos. Fondateur de l’association France-Oural, ancien président du Conseil de coordination des Russes de France, organisateur pendant plus de 15 ans des Journées du livre russe à Paris, ainsi que du Prix Russophonie… Dimitri de Kochko a de très nombreuses casquettes. 

La genèse de France-Oural

Après ma sollicitation, il a accepté de me recevoir dans les locaux de son association, dans le 17e arrondissement de Paris. A l’extérieur, des enfants tirent des pénaltys à côté d’une fontaine. Le lieu est apaisant. Des livres s’entassent sur les étagères, la plupart sont en russe. J’aperçois plusieurs plublications des éditions Louison

Dimitri de Kochko est un féru d’actualité internationale, il lance lui-même les premiers sujets : la situation en Turquie, le conflit en Ukraine, l’Histoire de l’interventionnisme américain dans plusieurs pays… Malgré les mots durs, le ton las, son visage conserve une bonhomie constante. Nous évoquons son parcours de journaliste ; désormais, ce métier lui fait honte. “Ils défendent tous une certaine idéologie, soupire-t-il, seul André Bercoff me fait plaisir à entendre. Il reste étonnamment en place.” 

J’essaie de comprendre ce qui l’a poussé à créer France-Oural, cette association qui œuvre au rayonnement de la russophonie en France. “C’est une histoire à la russe, qui commence dans les dernières années de l’URSS, explique-t-il. En 1988, j’accueille à Paris un médecin de Sverdlovsk [ndlr : actuelle Ekaterinbourg], Gricha. Il avait gagné ce voyage grâce à un jeu télévisé. Il était juif et a appelé sa famille pour savoir si quelqu’un pouvait l’héberger en France. Après une série de coups de téléphone, c’est arrivé jusqu’à moi.” La même année, un jeune homme d’origine franco-arménienne, traducteur pour une compagnie privée russe, fait un voyage à Paris, où il les rencontre. Il s’appelle Andronik. Ce trio composé de Gricha, Dimitri et Andronik, qui a vite sympathisé, décide de créer une petite association pour envoyer du matériel médical en Russie. 

Depuis la catastrophe nucléaire de Maïak en 1957, au nord de Tcheliabinsk, les populations des environs vivent dans une pollution que les autorités ne font rien pour combattre. A la fin des années 1980, il existe enfin une brèche pour aider le pays à régler ce problème. “Grâce à notre association, nous avons pu mettre en relation les scientifiques du CNES et ceux de l’Union soviétique pour partager leurs savoirs. Nous avons même, par la suite, fait venir le célèbre Kalachnikov en France”. Une lettre d’information mensuelle sur le nucléaire, le spatial, etc, est envoyée jusqu’en 1998 aux entreprises abonnées. Une initiative parfaitement inédite à l’époque.

Les Journées du livre russe et le Prix Russophonie

Dimitri de Kochko à Paris.

Depuis, l’association France-Oural a beaucoup évolué. En 2007, Dimitri de Kochko et ses amis créent le Prix Russophonie, qui récompense les meilleures traductions en français des livres russes. Le premier jury est présidé par Andreï Makine, écrivain désormais membre de l’Académie française. Plusieurs beaux noms lui succèdent, pêle-mêle : Agnès Desarthe, Andreï Kourkov, Françoise Genevray, Kirill Privalov, Elena Balzano… 

En 2009, il crée les Journées du livre russe, une sorte de salon du livre consacré à la littérature russophone. Cette année, pour la première fois depuis sa création, l’événement n’aura pas lieu. La mairie du Ve arrondissement a en effet décidé de ne pas l’autoriser en raison de risques présumés liés à la guerre en Ukraine. Dimitri de Kochko s’en désole. “Il y a aussi d’autres motifs, à savoir la difficulté de réunir des auteurs russophones de pays différents ; des auteurs qui ne s’apprécient pas, parfois ; enfin, le prix des visas et du voyage est devenu trop important”. 

Véritable médiateur culturel, l’ancien coordinateur des Russes de France explique la particularité de la russophonie : “Pour eux, la langue est un élément d’identité bien plus probant que la nationalité. La diaspora russe forme une communauté à la fois forte et diverse.” Le frein au rassemblement des Russes de France n’est donc pas tant le passeport qu’ils détiennent, mais leur histoire personnelle – pensons aux Blancs tsaristes et aux Rouges communistes. La langue russe, elle, les rassemble. 

Lutte contre la russophobie

Ces considérations font dévier notre discussion sur la guerre actuelle. Pour Dimitri de Kochko, c’est une guerre civile, une guerre fratricide. Le traitement médiatique du conflit, surtout, l’afflige au plus haut degré. “Il y a tellement de conneries qui sont dites.” En 2017, déjà en contradiction avec les principaux médias, il crée un site de “réinformation” qu’il baptise Stop Russophobie. Le média rassemble environ 3 000 abonnés sur Twitter et un millier sur Facebook.  

J’essaie de comprendre : “Ne pensez-vous pas qu’en temps de guerre, il est normal d’observer deux discours émergents, un camp contre l’autre, chacun se plaçant du côté du bien contre le mal ? Je veux dire : la vérité est la première victime des guerres, ainsi que le pensait Kipling.” Pour Dimitri de Kochko, non, il s’agit avant tout de lutter contre une propagande qui suit les intérêts américains, non ceux de la France. Lutter contre des préjugés, contre la paresse intellectuelle, grâce à l’information. Finalement, je suis porté à croire qu’il estime encore la profession de journaliste.

Petit-fils du chef de la police tsariste

M’entretenir avec Dimitri de Kochko m’intéresse aussi du fait de son arbre généalogique. Son grand-père était Arkadi de Kochko, chef de la police moscovite dans les années qui ont précédé la Révolution d’Octobre. Cet homme qui contribuait au maintien de l’ordre tsariste a écrit ses mémoires [ndlr : traduites et publiées par Dimitri de Kochko aux éditions Macha en 2021]. Surnommé le “Sherlock Holmes russe”, Arkadi est de fait le dernier chef de police judiciaire de l’Empire tsariste. Il s’est réfugié en France lors de la révolution bolchévique. “C’est un partisan du Tsar, observe Dimitri de Kochko, mais il avait une vision de toutes les couches de la société, pour lesquelles il avait une certaine indulgence, une tolérance, voire même une sympathie. Quand il décrit l’effervescence des marchands d’une foire à Nijni Novgorod, il dit : seuls les Russes peuvent comprendre cela.

Voyant le soleil décliner, je salue mon hôte. Poursuivant la conversation sur un ton plus informel, je me rends compte qu’il est un homme inquiet, inquiet surtout de constater que son rêve de bâtir des ponts entre les cultures française et russe est désormais menacé. Il est aussi – réellement – menacé de mort : des nationalistes bandéristes lui passent des coups de fil pour l’avertir qu’il recevra un jour une balle dans le dos. Mais cela, paradoxalement, ne semble pas l’inquiéter, car il conserve en le disant cet air de bonhomie qu’il avait en me recevant.