L’improbable succès du cinéma yakoute, le “Hollywood russe”


Culture, Interview / lundi, juin 26th, 2023

En Russie et dans le monde entier, on parle beaucoup ces derniers temps de la «merveille cinématographique yakoute». Les films de Yakoutie ont raflé des prix dans les principaux festivals russes et représentent le pays lors d’événements internationaux, attirant l’attention des critiques et du grand public. Nous avons parlé avec les réalisateurs Aleksei Romanov et Stepan Burnashev, ainsi que avec les critiques de cinéma Artem Remizov et Ivan Afanasyev pour tenter de comprendre les particularités du cinéma yakoute, ses perspectives d’avenir et les secrets de son succès.

La Yakoutie est un endroit unique en Russie. Plus de 40 % de la région se trouve au-dessus du cercle polaire arctique. L’hiver y est long et l’été est assez court. L’amplitude des températures moyennes en janvier et en juillet dépasse les 90 degrés Celsius. Dans cette région, on trouve deux villes les plus froides du monde : Oymyakon et Verkhoyansk. Mais cette région, située à quelque 8 000 kilomètres de Moscou, est connue non seulement pour son climat sévère et sa nature majestueuse, mais aussi pour sa cinématographie.

Le cinéma yakoute, à la manière d’Hollywood, pourrait être appelé « Sakhawood » (la Yakoutie est appelée République de Sakha en Russie, tandis que Sakha est le nom utilisé par les Yakoutes pour se nommer eux-mêmes). Le cinéma local attire l’attention en dehors de la région, qui compte moins d’un million d’habitants. Le drame intitulé Tsar-ptitsa (Le roi des aigles), qui raconte l’histoire d’un habitant de taïga et d’un aigle qui le visite, a remporté le prix du Festival du cinéma à Montréal en 2018 et a gagné la première place au Festival international du cinéma à Moscou et au Festival du film du monde asiatique. Le film Nououtchtcha dans lequel on voit la vie d’un couple marié changer avec l’arrivée d’un bagnard russe, a été honoré au Festival international du film de Karlovy Vary en 2021.

Et enfin, la comédie dramatique Nado mnoï solntse ne saditsya (Là, où je suis, le soleil ne se couche pas), qui raconte l’histoire d’un jeune blogueur vidéo et de son voisin âgé, a remporté les prix du public en 2019-2020 au Festival international du cinéma à Moscou et au festival allemand de Cottbus, et a été nommé comme meilleur film au festival de Nuuk, au Groenland.

Pourquoi le cinéma yakoute connaît-il un tel succès ?

Certains expliquent l’intérêt pour le cinéma yakoute par le caractère original de la couleur locale, les mythes et la vie authentique des habitants de la Yakoutie. Loin des grands bouleversements mondiaux des derniers siècles, le peuple sakhe a réussi à préserver ses traditions, sa culture et sa religion ancestrales. Il possède sa propre philosophie, son épopée et sa langue. C’est pourquoi les films yakoutes offrent un voyage cinématographique unique au cœur de cette région hors du commun.

« Les gens recherchent souvent dans le cinéma quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore. Le cinéma est une belle occasion de voire quelque chose de nouveau, ce qu’ils n’ont jamais vu ou dont ils n’ont jamais fait l’expérience. Il se peut que le cinéma yakoute ait un tel succès pour cette raison précise. Comme nous avons réussi à voir la couleur locale et découvrir que la Yakoutie n’est pas seulement une question de gel, de froid et de rennes, mais aussi d’histoires et de gens qui vivent leur vie tout comme nous, mais de manière un peu différente », souligne le critique de cinéma Artem Remizov.

En parlant des raisons de la popularité du cinéma yakoute, le réalisateur Aleksei Romanov y distingue des motifs d’ordre mental et national. Selon lui, les Yakoutes ont beaucoup développé l’art visuel, surtout les arts plastiques. « Depuis les temps anciens l’épopée folklorique et les conteurs  « transmettaient » les anciennes images mythologiques au peuple, c’était des théâtres à un seul acteur et les auditeurs recréaient dans leur imagination des héros et des intrigues fantasmagoriques », souligne-t-il. Romanov pense également que les réalisateurs yakoutes n’imitent personne et révèlent dans leurs films leur vision originale du monde, tout en abordant des motifs et des valeurs universels basés en s’appuyant sur leur expérience personnelle, leur histoire, leur littérature nationale et leur mythologie.

Le réalisateur Stepan Burnashev précise toutefois que la plupart des histoires filmées en Yakoutie ne sont pas ethnographiques, mais plutôt humaines. « Il y a des histoires simples et naïves, d’autres très profondes et philosophiques, mais toujours humaines et bien compréhensibles », affirme-t-il. Selon le réalisateur, les films yakoutes séduisent par leur simplicité, une certaine naïveté et humanité, « alors que dans le monde moderne, ces qualités commencent à s’estomper un peu ».

10% des films russes sont tournés en Yakoutie. C’est un record absolu.

Oleg Ivanov, expert en cinéma

Quand le «boom» cinématographique yakoute a-t-il commencé ?

Le réalisateur Stepan Burnashev estime que la période de floraison des films yakoutes remonte à 2004, année de sortie du drame Lyoubov moya (Mon amour) du réalisateur Sergei Potapov, qui raconte l’histoire de frères qui rêvent de braquer une banque et de quitter la ville. Le succès du film au box-office de la République a montré que le cinéma réalisé par des réalisateurs yakoutes en Yakoutie pouvait plaire au public.

Photographie tirée du film Koster na vetru (Feu sous les vents).

« Les gens allaient au cinéma, payaient leurs billets et réalisaient que le cinéma yakoute avait sa place sur le grand écran », note M. Burnashev. Ce succès a, selon lui, incité de jeunes réalisateurs yakoutes à créer de nouveaux films. Certains ont été présentés dans des festivals, ce qui a suscité un certain intérêt pour la Yakoutie, une région tout à fait nouvelle pour les cinéphiles russes. Petit à petit, la quantité est devenue la qualité, et maintenant ce n’est plus seulement l’exotisme qui explique l’intérêt pour le cinéma yakoute.

Depuis 2004, le nombre de films yakoutes a progressivement augmenté. Aujourd’hui, c’est la seule région russe à produire plus de dix longs métrages par an. « Aujourd’hui, le nombre de films s’élève déjà à 14. Si un total de 120 à 150 longs métrages sont tournés dans la Fédération de Russie, disons que 10 % proviennent de la Yakoutie. C’est un record absolu », a déclaré Oleg Ivanov, expert en cinéma (cité par TASS). Plus de 20 studios de cinéma et équipes de création opèrent dans la république. Selon le ministère de la culture de Yakoutie, plus de 100 longs métrages ont été produits au cours des dix dernières années.

Le phénomène du cinéma yakoute est discuté depuis 2015, comme le souligne le réalisateur Alexey Romanov. C’est à cette époque que les films yakoutes ont commencé à participer à des festivals internationaux. L’intérêt pour la cinématographie de la République de Sakha a été alimenté par des projections spéciales de films yakoutes dans des festivals internationaux de classe A de Busan et de Berlin.

Les équipes se retrouvent à travailler par des températures de -40° à -50°C pour des tournages de 6 à 12 heures.

Artem Remizov

Quelles sont les particularités de réalisation d’un film ?

Un des traits distinctifs des films yakoutes est leur faible budget. Selon une étude du Fonds du cinéma, le budget moyen des longs métrages russes en 2019 était d’environ 175 millions de roubles (2 millions d’euros). Alors que le budget moyen d’un film yakoute est de 5 à 7 millions de roubles (57 à 80 000 euros), selon les chiffres cités par Romanov.

« Le budget de la plupart des films est assez modeste, voire dérisoire, alors que nous essayons de tourner pour ce genre d’argent », admet M. Burnashev. Il note que les films parviennent à se faire, grâce au « facteur humain ». « Les acteurs comprennent que je n’ai pas d’argent, et ils acceptent de petits cachets. Si tout le monde voulait travailler aux tarifs de Moscou, il n’y aurait pas de cinéma. Et c’est pour cela que nous avons beaucoup de passionnés », ajoute-t-il. M. Romanov évoque également l’enthousiasme des cinéastes locaux. Il note que de nombreux spécialistes passent d’un projet à l’autre, et qu’il s’agit d’un processus naturel. « La communauté cinématographique yakoute est très soudée et amicale, chacun se réjouit du succès de ses collègues et répond aux problèmes et aux difficultés des membres de la communauté », souligne-t-il.

Les principaux promoteurs du cinéma yakoute sont les cinéastes eux-mêmes. Ainsi, Dmitry Davydov, qui a reçu de nombreux prix, enseignait dans une école de village. Il a développé un intérêt pour le cinéma lorsqu’il travaillait avec des adolescents au sein des ateliers vidéo de l’école, qu’il avait lui-même organisés. Il a réalisé son premier film à l’aide d’emprunts. Stepan Burnashev n’a pas non plus reçu d’éducation particulière. Il a suivi une formation d’économiste. Aujourd’hui, pour ses films, il est non seulement réalisateur, mais aussi scénariste et producteur.

Les Kurdes en Irak ont leur propre culture, leur propre cinéma. Le cinéma yakoute pourrait, lui aussi, constituer une catégorie à part de la cinématographie russe.

Ivan Afanasyev

En ce qui concerne le casting, ce sont surtout des acteurs de théâtre qui jouent dans les films yakoutes. Comme l’explique Romanov, il y a sept théâtres en Yakoutie et la plupart des acteurs de ces théâtres ont joué dans différents films. « En même temps, les réalisateurs n’ont pas peur de travailler avec des non-professionnels et, dans la plupart des cas, cela se justifie par le résultat du travail », ajoute-t-il.

Artem Remizov évoque également les conditions dans lesquelles les films sont tournés : « Les équipes de tournage se retrouvent souvent à travailler par des températures glaciales de -40 à -50 degrés, pour des tournages de 6 à 12 heures, ce qui est également un aspect important », souligne le critique de cinéma. De plus, selon lui, les réalisateurs yakoutes savent comment profiter des lieux locaux pour qu’ils “fonctionnent” dans le film. Il note qu’ils montrent la vie locale, la vie quotidienne, la façon dont les gens vivent dans les grandes villes yakoutes ou dans les villages, ce qu’ils utilisent pour se déplacer. « Je crois que les créateurs ont une bonne compréhension du terrain qu’ils montrent à l’écran, et c’est probablement l’une des caractéristiques les plus importantes », déclare-t-il.

Quels sont les thèmes abordés par le cinéma yakoute ?

« Les thèmes abordés dans les films sont également très variés. Ils vont de questions sur le sort du peuple à des sujets universels », constate Alexei Romanov. Il ajoute que la plupart des réalisateurs se posent le problème de l’exploration des sentiments et des caractères humains. Les réalisateurs yakoutes ne réalisent pas seulement des films d’auteur, mais aussi des films de genre : des films d’horreur basés sur le folklore local aux thrillers dans l’esprit de David Fincher.

Le critique de cinéma Ivan Afanasyev estime que la justice est un thème qui émerge souvent dans les films de genre. Selon lui, par rapport aux œuvres parfois timides des cinéastes russes, les réalisateurs yakoutes font preuve d’audace et d’efficacité. Il cite en exemple le film Tcherny sneg (La neige noire) de Stepan Burnashev, l’histoire d’un chauffeur de camion longue distance, impliqué dans un trafic de vodka contrefaite, qui l’a distribuée parmi les habitants de son village, et qui finit par obtenir ce que l’on appelle la vengeance de la nature.

Les perspectives du cinéma yakoute sont prometteuses.

Alekseï Romanov

« Les Yakoutes sont des gens merveilleux, mais on peut souvent constater que leur région ne vit pas aussi bien qu’ils le souhaiteraient. Ils se demandent alors pourquoi », explique Afanasyev, en référence au concept de justice qui émerge dans les films yakoutes. Le critique fait également remarquer qu’un autre thème est évident dans les films yakoutes : la relation des Yakoutes avec les Russes. « En général, l’état d’esprit du Yakoute moyen n’est pas le même que celui d’un Sibérien ou, plus encore, d’un Moscovite. Ils cherchent donc une réponse à la question suivante : qui sont les Russes pour eux, comment interagissent-ils avec les Russes en général ? » – note Afanasyev.

Ce thème est abordé dans Nououtchtcha de Vladimir Munkuyev, ainsi que dans Aita de Stepan Burnashev. « La tâche essentielle de la cinématographie yakoute consiste aujourd’hui, me semble-t-il, à montrer cette couleur qui existe et à essayer de l’inscrire sous une forme ou sous une autre dans l’esprit des gens. En d’autres termes, il s’agit d’initier le spectateur moyen au cinéma yakoute, de lui présenter la Yakoutie, la population locale et les peuples. Tout cela permet d’élargir les horizons d’une manière ou d’une autre », observe M. Remizov.

Quelles sont les perspectives du cinéma yakoute ?

La population de Yakoutie elle-même apprécie les films yakoutes. Selon les données de la publication industrielle Bulletin de l’Institut du film de l’Université nationale de recherche – École supérieure d’économie, six films locaux figuraient parmi les 10 films ayant rapporté le plus d’argent au box-office de Yakutsk en 2022. Cependant, ces films sont encore inconnus du grand public russe.

Le premier film yakoute est sorti sur les écrans en Russie en 2021. Il s’agit de Pougalo (L’épouvantail) de Dmitry Davydov. Néanmoins, le film, dont la production est peu coûteuse – 1,5 million de roubles (17 000 euros) – a été rentabilisé dès le premier week-end. « Le cinéma yakoute en est encore à l’étape de formation et d’élaboration en tant qu’une des manifestations originales de la cinématographie mondiale, et ses perspectives sont prometteuses », estime M. Romanov.

Le critique de cinéma Ivan Afanasyev croit lui aussi que le cinéma yakoute a un grand potentiel. Selon lui, les cinéastes de son entourage envisagent leur avenir sereinement ; ils s’attendent à ce que le cinéma yakoute se développe très activement, car davantage de fonds sont alloués à ce secteur. « En effet, le phénomène du cinéma yakoute existe déjà et il peut continuer à se développer pour devenir un cinéma régional indépendant. Il y en a des exemples : les Kurdes sont étroitement liés à l’Irak, mais ils ont leur propre culture et leur propre cinéma. Le cinéma yakoute, lui aussi, pourrait constituer une catégorie à part dans la cinématographie russe », ajoute-t-il.

Stepan Burnashev estime qu’en Russie, il est nécessaire de tourner des films dans les régions, sans pour autant les réduire au niveau régional. Il est d’avis qu’il faut réaliser de grands projets russes dans les régions. « Nous vivons dans un pays merveilleux où le multiculturalisme fonctionne dans le bon sens du terme – lorsque nous coexistons tous avec des religions, des cultures et des mentalités différentes. Mais nous en savons malheureusement très peu sur nous-mêmes, sur nos voisins. » Le cinéaste visite souvent les régions russes et est convaincu qu’absolument partout les gens sont les mêmes, mais qu’en même temps ils sont différents. « Lorsque nous commencerons à faire des films partout, nous apprendrons enfin à nous connaître et le monde entier saura que tant de gens merveilleux vivent en Russie », déclare le réalisateur.

Pour sa part, le critique de cinéma Ivan Afanasyev note qu’en principe, le cinéma russe est assez centralisé. « Bien que la tendance soit plutôt à l’abandon depuis quelques années, il existe des cinémas régionaux, mais il se trouve que l’action des films russes se déroule le plus souvent à Moscou ou à Saint-Pétersbourg », souligne-t-il. Il ajoute qu’en théorie, le cinéma yakoute est également russe, mais qu’il est courant de faire la distinction entre le cinéma russe et le cinéma yakoute. « Il en résulte une incohérence territoriale dans le cinéma national », note le critique de cinéma.

Par quoi commencer si on veut se familiariser avec le cinéma yakoute ?

Si vous n’avez pas encore vu le cinéma yakoute, nous avons recueilli les
recommandations des experts interrogés. Le critique de cinéma Artem Remizov conseille par exemple de commencer par Pougalo (L’épouvantail) de Dmitriy Davydov, qu’il qualifie de film à l’atmosphère inépuisable, avec des acteurs merveilleux et un travail époustouflant du décorateur. « Tout est imprégné de l’ambiance du lieu en question, mais le scénario est également remarquable, car on voit non seulement l’évolution du personnage, mais aussi son existence dans le monde autour de lui », explique-t-il.

Le réalisateur Alexei Romanov suggère de regarder Tsar-ptitsa (Le roi des aigles) d’Eduard Novikov, le drame Ne khoronite menya bez Ivana (Ne me laissez pas enterrer sans Ivan) de Lyubov Borisova, qui raconte l’histoire d’un homme qui tombe périodiquement dans un sommeil léthargique, et Detstvo kotorogo my ne znali (L’enfance que l’on n’a jamais connue) de Saasky Caim, l’histoire de vie d’un garçon de neuf ans à l’époque révolutionnaire et rebelle. Un autre film de Lyubov Borisova, Nado mnoï solntse ne saditsya (Là, où je suis, le soleil ne se couche pas), figure également sur sa liste de recommandations.

M. Romanov propose aussi les films Aita et Cherny sneg (La neige noire) de Stepan Burnashev. Le critique de cinéma Ivan Afanasyev recommande de regarder autres films de Stepan Burnashev : Respublika Z (République Z »), Yt (chien en yakoute) (un film fait en collaboration avec Dmitry Davydov) et Nasha zima (Notre hiver). « Dmitry Davydov est un réalisateur brillant qui réalise des films d’auteur mémorables. » Outre Pougalo, il recommande de voir Koster na vetru (Feu sous les vents) et Nelegal (Clandestin).

M. Afanasiev recommande également de découvrir le travail du réalisateur Costas Marsan, qui réalise des films d’horreur. « L’un de mes films d’horreur nationaux préférés est Itchi (Esprit protecteur), un film d’horreur folklorique bien impressionnant ». Il cite Nououtchtcha de Vladimir Munkuyev comme l’un de ses films russes préférés. « Kholodnoe zoloto (L’or froid) de Peter Hickey est un western yakoute bien curieux, dont le sujet se déroule pendant la Seconde Guerre mondiale », ajoute-t-il. Le réalisateur Stepan Burnashev recommande toujours de regarder Nado mnoï solntse ne saditsya (Là, où je suis, le soleil ne se couche pas) et, pour élargir ses horizons, Agent Mambo d’Alexey Ambrosiev. « Je recommanderais également de découvrir la symbiose des films d’art et d’essai dans Bely den’ (Journée blanche) de Misha Lukachevsky », ajoute-t-il.