Michel Ciment : « Konchalovski est en recherche d’absolu »


Interview / samedi, octobre 17th, 2020

Andreï Konchalovski est sans doute le plus grand réalisateur russe en vie. A l’occasion de la sortie en France de son film Michel Ange, nous avons interrogé l’écrivain et critique Michel Ciment. Ce dernier a publié ses échanges avec le cinéaste dans un livre intitulé Konchalovski : ni dissident, ni partisan, ni courtisan (Institut Lumière/Actes Sud, 2019).

La Cinémathèque vient de rendre hommage à Konchalovski à travers une large rétrospective. Comment a évolué sa notoriété en France ?

La critique de gauche étant dominante au début de sa carrière, elle accueillait favorablement ses films qui prouvaient qu’en période de Dégel, le régime soviétique permettait une réelle diversité dans le cinéma. Quand le communisme s’est effondré, les gens se sont moins intéressés au cinéma russe, ce qui est aussi vrai pour la Biélorussie et les autres pays de l’Est. Konchalovski était mal distribué. C’est principalement Venise qui l’a défendu, par exemple en le récompensant pour Les nuits blanches du facteur et Paradis. Je pense que la sortie de son film Michel Ange va recentrer l’attention sur lui, ainsi que je l’espère mon livre.

Le cinéma russe actuel est très disparate. Quelle place occupe Konchalovski ?

Une place unique, car cela fait près de 60 ans qu’il fait des films. Il a appartenu à la très grande génération des années 1960, qui elle aussi était déjà disparate : Tarkovski, Iosseliani, Guerman, Paradjanov et Panfilov. C’est le seul cinéaste russe survivant de cette époque qui continue de recevoir des prix, comme le prix spécial du jury à Venise pour Chers camarades (2020).

Qu’est-ce qui relie les différentes périodes de la carrière d’Andreï Konchalovski ?

Ce que j’adore chez Konchalovski – comme chez Stanley Kubrick ou John Huston – c’est justement sa diversité et son envie d’explorer des voies nouvelles. En cela il se distingue des cinéastes obsessionnels qui se cantonnent à faire toujours la même chose.

Il n’y a pas une grande ressemblance entre les périodes de sa carrière, mais plutôt des traits communs. Par exemple, le sens de la nature. C’est un paysagiste, il utilise beaucoup la nature dans ses décors : l’eau, les arbres, la terre… C’est une caractéristique peu répandue. On peut aussi noter son attitude non passéiste. Il se confronte au réel, le peint, trouve des équilibres et des contradictions. Il n’est pas démonstratif ni ne cherche à imposer une thèse.

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Andreï Konchalovski était déçu de ne pas pouvoir se rendre à la rétrospective organisée en son honneur par la Cinémathèque. (Capture d’écran)

Comment expliquer cette différence de trajectoire entre lui et son frère Nikita Mikhalkov ?

Il est le frère cadet donc a commencé après, mais ses films ont été reçus avec beaucoup de chaleur par la critique. Nikita Mikhalkov faisait des films beaucoup plus classiques, tandis que lui a toujours été dans l’expérimental. Puis, Mikhalkov est très conservateur, admiratif de Poutine, dur avec ses confrères de l’Union des cinéastes, il est un apparatchik comme le fut son père [ndlr, Sergueï Mikhalkov, créateur de l’hymne soviétique]. C’est un slavophile un peu desséché, alors que Konchalovski est bien plus tourné vers l’Occident.

Quelles impressions vous a-t-il laissées lors de vos entretiens ?

Je le connais depuis 1966, nous avons été ensemble dans le jury de Cannes en 1978 et je l’ai interviewé à plusieurs reprises, par exemple à l’occasion de Maria’s Lover. Il n’a pas changé : il est toujours aussi brillant, jamais satisfait et toujours en recherche d’absolu. Il connaît le théâtre, l’opéra, la peinture (son arrière grand-père est le peintre russe Vassili Sourikov), il est très cultivé. Il critique facilement ses propres films et poursuit son travail, ça le maintient dans une forme de jeunesse.

Pensez-vous que la stabilité de son couple avec Ioulia Vissotskaïa joue dans cette énergie qu’il garde ?

Je ne sais pas, c’est à lui qu’il faudrait poser la question. Il est fréquent de voir cette relation entre metteur en scène et actrice dans le milieu artistique. C’est sûr qu’être avec une femme plus jeune, une muse, peut lui donner de l’énergie.

Pourquoi avoir choisi Konchalovski pour ces entretiens ?

C’est la première fois qu’on me sollicite directement. C’est lui qui m’a appelé, il y a trois ans, pour me proposer une conversation sur sa carrière, le cinéma, ses souvenirs. Après une réflexion, j’ai accepté car le sujet est merveilleux, il a un parcours complexe.

Le sous-titre de votre livre est « Ni dissident, ni partisan, ni courtisan ». Comment Konchalovski conçoit-il son rapport avec le pouvoir ?

Il ruse constamment avec le pouvoir. D’ailleurs son dernier film Michel Ange est révélateur. Il y a un lien entre l’Inquisition et le Soviet Suprême, la censure et le KGB. Il estime que même sans liberté on peut réaliser un chef d’œuvre.

CIMENT Michel, Konchalovski. Ni dissident, ni partisan, ni courtisan (Institut Lumière/Actes Sud, 2019)