ENQUÊTE. C’est une affaire peu connue, toujours non élucidée, et qui noircit le portrait de Tourguéniev. Dans un monde où la proximité des cercles artistiques pousse à la confrontation, où l’ego des uns est sans cesse mesuré à celui des autres, où la faveur populaire bascule à toute vitesse, les deux amis écrivains russes Ivan Gontcharov et Ivan Tourguéniev se retrouvèrent vite face à face.
C’est une histoire peu commune, qui aurait pu ne jamais avoir lieu. Ivan Gontcharov était au tournant des années 1850 l’écrivain russe le plus respecté et salué par les lecteurs. On parlait de lui comme d’un « héritier de Nicolas Gogol », l’auteur de Tarass Boulba. Malgré tout, Gontcharov avait peu écrit. Il était propulsé par le critique d’art Vissario Biélinski, éditeur de son premier ouvrage, Une vie ordinaire.
Gontcharov, un écrivain à succès
D’ailleurs, pourrait-on dire que Gontcharov était véritablement un écrivain ? Non, pas totalement. Il était avant tout un fonctionnaire du ministère des Finances, un traducteur polyglotte. Certes, Une vie ordinaire l’avait fait sortir de cette existence fade, mais lui promettait de beaux lendemains. Déjà, le personnage d’Oblomov commençait à passionner les foules. Commencé en 1848, ce roman, qui devint un chef d’œuvre national, fut terminé en 1859.
Cela pour rappeler qu’Ivan Gontcharov était tout frais dans la pléiade russe, il était une étoile montante qui symbolisait l’ascension de toute une génération : l’exilé Dostoïevski, l’écrivain de nouvelles Tolstoï, ou encore cet ami de l’université, Tourguéniev, qui n’affichait pas encore ses ambitions.
Accusation de plagiat
Sans doute cette période d’hégémonie relative a conduit Gontcharov à sous-estimer ses pairs. Le succès brutal de Tourguéniev, qu’il considérait comme un écrivain de « miniatures », un petit peintre de l’écriture, le troubla soudainement. Selon plusieurs théories historiques, Gontcharov ne voyait qu’une explication à ce succès rapide : le plagiat. Ses personnages, ses thèmes, ses caractères, tout était récupéré par Tourguéniev comme une recette de la gloire.
Pour certains historiens, Gontcharov était du type maladif, hypocondriaque, toujours méfiant et jaloux. Il ne lui en fallait donc pas davantage. Mais il y a aussi des faits sur lesquels on peut s’appuyer pour le défendre : avant son départ sur la frégate Pallas, l’auteur d’Oblomov a donné à Tourguéniev tous les éléments de son livre La falaise, qu’il a publié bien plus tard. De retour de voyage, il a estimé que toutes ses grandes idées avaient été dévalisées.
De très proches amis
Que sait-on ? A-t-on plus de matière aujourd’hui pour juger d’un présumé plagiat ? Oui, nous avons un texte autobiographique d’Ivan Gontcharov, qui n’a jamais été publié du vivant des deux hommes (il fallut attendre 1924!). Ce livre s’intitule Une histoire peu commune et apporte de très nombreux éclairages sur la relation entre Gontcharov et Tourguéniev. Leur correspondance est aussi un élément d’analyse assez précieux.
On découvre que les deux écrivains s’échangeaient de nombreuses lettres. Tourguéniev admirait son confrère, il lui dit même un jour « Tu m’as ému aux larmes, vieux moineau que je suis » ou encore « Tant qu’il reste un Russe sur terre, on continuera de se souvenir d’Oblomov ». Des louanges qui étaient réciproques, mais pas de même nature. Gontcharov, lui, aimait Tourguéniev comme un critique d’art et un intellectuel raffiné, avec lequel il appréciait discuter. Mais pas en tant qu’écrivain, encore moins en tant que romancier.
La relation était donc, pour le moins, inéquitable. C’est ce paramètre qui constitua le terreau des petites jalousies. Quand Gontcharov accuse Tourguéniev de plagiat, non seulement ce dernier nie, mais il contre-attaque. La presse, elle, se gausse de ces disputes et prend le parti du nouveau venu. L’auteur d’Oblomov est raillé, moqué, critiqué, et enfin humilié.
Tourguéniev efface plusieurs scènes
Mais penchons-nous sur les reproches exacts pour nous faire une opinion sans parti pris. Les livres Nid de gentilhomme et A la veille comportent en effet une structure et des scènes similaires à celles de La falaise.
Le 27 mars 1860, alors que la relation est désormais tendue, Gontcharov envoie une lettre à Tourguéniev : « Rappelez-vous, il y a ce moment où vous avez convenu que le plan général de votre roman et les relations entre les personnages ont été similaires. Vous-mêmes avez exclu une scène, semblable à la mienne avec trop d’évidence, ce moment m’a fait sentir pleinement satisfait. »
Dans une lettre envoyée dès le lendemain, le 28 mars, Gontcharov en rajoute une couche en citant explicitement une scène du livre. Dans les brouillons de Tourguéniev, en effet, une scène a été coupée avant publication car trop semblable. Pour les lecteurs, ainsi, A la veille paraît bien moins proche de La falaise que cela. Mais entre temps, des coupes ont été réalisées.
Le faux procès des deux écrivains
Tout se passe en peu de temps. Dès le 29 mars, un « tribunal » imaginaire est monté dans l’appartement du critique Stepan Dudyshkin, avec Pavel Annenkov, Alexandre Droujinine et Alexandre Nikitenko. Les critiques littéraires russes affirment que, puisque les deux auteurs ont décrit la réalité russe, il est tout naturel que des similitudes, des coïncidences et une même phraséologie soient détectées. Un peu rapide, comme jugement.
Période d’accalmie
Gontcharov et Tourguéniev, eux, ne se parlent plus. Ils médisent l’un de l’autre pendant près de quatre ans. Les funérailles d’Alexandre Droujinine les réunissent provisoirement. Ils cessent d’être ennemis, à défaut de redevenir amis. Pour Gontcharov, ce fut sans doute pire, car chaque nouveau roman de Tourguéniev confirmait ses dires, selon lui, et accroissaient un succès immérité.
Dans une période de rapprochement, Ivan Gontcharov a même écrit un article très élogieux envers Pauline Viardot, une très proche amie de Tourguéniev. A la fin des années 1860, on peut dire qu’un certain dégel était de mise. Mais quelque chose ne voulait pas sortir de la tête de Gontcharov, tourmenté qu’il était.
Un manuscrit secret sur Tourguéniev
Que sa rage soit justifiée ou non, on comprend très nettement ce qui poussa Ivan Gontcharov à écrire Une histoire peu commune entre 1875 et 1876. Il y relate tout ce qu’il sait de sa relation avec Tourguéniev. La peur absolue d’être jugé comme l’envieux qui a tout perdu, le jaloux dépassé, par l’impitoyable Histoire.
Il rédige ce texte sans se relire, et le met sous scellé, en précisant bien qu’il ne devra servir qu’en cas d’attaque de sa mémoire, de la part des descendants de Tourguéniev ou de ses amis. Dans le cas contraire, il souhaite que « ce texte soit brûlé ou transféré à la Bibliothèque publique impériale pour l’usage des futurs historiens de la littérature russe ».
L’avis des historiens du 20e siècle
Boris Engelhardt a publié en 1923 la correspondance des deux écrivains, avant que ce livre soit révélé en 1924 par la Bibliothèque publique russe. Pendant des années, cette histoire de plagiat demeure en suspens, jusqu’à ce que certains historiens s’en saisissent. Le jugement qu’ils ont rendu, dans les années 1970, est nettement à l’avantage de Gontcharov.
Demikhovskaya, par exemple, a estimé que le plagiat était bien réel et a condamné Tourguéniev, auquel elle reproche aussi ses conflits avec Dostoïevski et Tolstoï, qui furent nombreux. Nuançons ici son propos : les disputes avec Dostoïevski, par exemple, ne concernaient pas un style ni une structure mais bien la vision artistique – ouverte sur l’Occident pour Tourguéniev et patriotique pour Dostoïevski.
Le fin mot de l’histoire
En conclusion, on peut déclarer que Gontcharov a eu raison d’écrire Une histoire peu commune car cela lui a permis de faire entendre sa voix, sa version des faits, qui semble légitime. Il faut s’empresser d’ajouter que, si plagiat il y a eu, la jalousie envers le succès de Tourguéniev fit prendre une proportion déplorable à cette affaire. En témoignent les parties d’Une histoire peu commune où Gontcharov affirme que Tourguéniev a fait beaucoup de mal à la littérature russe exportée en Occident.