Mikhaïl Yukhma : “Il faut trouver l’élite intellectuelle tchouvache”


Culture, Histoire, Interview / jeudi, avril 13th, 2023

PEUPLES DE RUSSIE. Daria Smirnova, journaliste pour L’Ours Magazine, a rencontré écrivain tchouvache Mikhaïl Yukhma. Il nous parle de l’histoire des Tchouvaches, de leur culture et de leurs traditions.

Ce qu’il faut savoir en bref. Les Tchouvaches sont un peuple d’origine prototurque, la population autochtone de la République de Tchouvachie. Selon le recensement de 2010, ils sont environ 1 435 000. Près de la moitié d’entre eux vivent en Tchouvachie. Les autres sont répartis dans plusieurs régions de Russie. Les Tchouvaches sont considérés par la communauté scientifique comme des descendants des Bulgares de la Volga. La langue tchouvache est le dernier dérivé existant du groupe bulgare des langues turques.
Après la prise de Kazan par l’ancien khan de la Horde d’or, Ulu Muhammed-khan, au milieu du XVe siècle et avant la prise de Kazan au milieu du XVIe siècle par le tsar Ivan le Terrible, les ancêtres des Tchouvaches faisaient partie du khanat de Kazan, tout en conservant une
indépendance et une autonomie suffisantes. Les Tchouvaches sont principalement adeptes du christianisme orthodoxe, mais il y a aussi des
adeptes des croyances traditionnelles et des musulmans. Avant de rejoindre la Russie, les Tchouvaches étaient païens.

Quelle est l’histoire du peuple tchouvache ?

Mikhail Yukhma : L’histoire du peuple tchouvache est particulièrement riche. Les Tchouvaches constituent un peuple ancien, bien que nous croyions être d’anciens Turcs. Dans le même temps, le grand Lev Gumilyov a écrit : “Il ne fait aucun doute que les Tchouvaches sont des descendants des Huns.” Connaissez-vous l’histoire des Huns ?

Oui, un peu. Dites-en plus.

Ils atteignirent l’Europe. Puis, l’Empire hunnique s’écroula après la mort du
roi Attila. Et la Grande Bulgarie fut formée sur le territoire de la région d’Azov. Après le décès du tsar Kubrat, ses fils se divisèrent : Kotrag se dirigea vers la Volga où il créa un état puissant, la Bulgarie de la Volga. Les frontières de la Bulgarie de la Volga s’étendaient jusqu’à l’océan Arctique, et jusqu’à la mer Caspienne au sud.

Le recensement de la population a révélé que 1,32 million de personnes connaissaient la langue tchouvache en Russie en 2002 et seulement 1,04 million en 2010. L’UNESCO classe le tchouvache parmi les langues en danger. À votre avis, pourquoi le nombre de locuteurs tchouvaches diminue-t-il ?

En 1920, l’autonomie de la Tchouvachie a été évoquée. On pourrait dire
que cela a été une grande faute. Lénine a proposé la création d’une grande république tchouvache comme partie de la république de Simbirsk, car il y avait une école tchouvache. Toute notre élite intellectuelle était passée par là. Puis, l’autonomie s’est concrétisée. Seuls les villages du nord y ont été
inclus, et plus de 50 % de la population est restée exclue de cette autonomie.

Les représentants de la société civile formés à l’école tchouvache ont été mis aux oubliettes.

Mikhaïl Yukhma

Certaines parties de l’oblast d’Oulianovsk, de Samara, de l’oblast de Saratov, de Penza et de l’oblast d’Orenbourg sont restées en dehors de l’autonomie tchouvache. Et peu à peu, les écoles tchouvaches qui y existaient avant la révolution ont été fermées. Ainsi, l’étude de la langue et de la culture tchouvaches a progressivement diminué. Même les représentants de la société civile, qui avaient fait leurs études à Simbirsk, à l’école tchouvache, sont restés en dehors de la République tchouvache. Ils ont été mis aux oubliettes. Vasya Anissi, notre première poétesse, est restée là. Quand je l’ai rencontrée, elle était si surprise : “Je pensais que nous avions été
complètement oubliés
“.

Mikhaïl Yukhma, écrivain national tchouvache.

Désormais, il n’y a plus de livres tchouvaches, plus de journaux. Les gens se détachent peu à peu de la culture tchouvache, ils perdent leur langue. Autrefois, les artistes et les ensembles s’y rendaient chaque année. Ils disent qu’il n’y a pas d’argent. Ils perdent donc la langue et la culture tchouvaches et commencent à se considérer comme des Russes. Il est curieux que dans une famille tchouvache, quelque part dans l’oblast d’Orenbourg, où il y a au moins un livre en tchouvache, les enfants connaissent la langue tchouvache et la parlent.

Quelles mesures peuvent être prises pour préserver la langue tchouvache ?

Que peut-on faire ? Bien entendu, il faut voyager en dehors de la
République tchouvache, dans les régions où vivent les Tchouvaches. Il faut rester en contact plus étroit avec eux. Il faut trouver cette élite intellectuelle. Nous nous y rendons, nous offrons des livres aux écoles. Nous les publions à nos propres frais. Chaque nation protège ses valeurs : langue, histoire, religion, noms nationaux, traditions et culture. Notre histoire a été perdue à cause du baptême forcé. Les Tchouvaches pratiquaient une religion ancienne, fondée sur les enseignements de Zarathoustra. On connaît bien les dieux grecs. Pourquoi ne connaissons-nous pas les nôtres ?

Les Tchouvaches pratiquaient une religion ancienne, fondée sur les enseignements de Zarathoustra.

Mikhaïl Yukhma

Pourriez-vous nous parler de la cuisine nationale ?

La cuisine nationale est ce qu’il y a de plus riche. C’est avant tout : shurpeh, kastile, shirtan, yusman

Pourriez-vous détailler ces recettes traditionnelles ? A quoi ressemblent ces plats ?

Kastile est une soupe faite à base de légumes, très particulière. Cela me rappelle une histoire. En 1968, ma mère et moi sommes allés en Pologne, et nous avons vécu dans l’appartement du directeur de l’école, qui veillait sur la tombe de mon père. On ne mangeait pas de soupe pendant le déjeuner dans cette famille ! Ma mère était tellement en colère qu’elle a demandé pourquoi. “Eh bien, c’est la coutume“, lui a-t-on répondu. Alors, elle a dit : “Laissez-moi vous préparer notre plat national.” Elle a fait Kastile et ils l’ont adorée !

Le shirtan est un plat à base de viande. Au début de sa préparation, le shirtan est une pièce assez grande. Petit à petit, il rétrécit quand on le cuit et devient très petit et rond. C’est un plat de viande. Il existait une coutume autrefois, à l’époque des tsars. Les soldats étaient pris pour le service pour
25 ans. Donc, quand un homme quittait sa famille pour rejoindre l’armée, on lui préparait deux shirtans. L’un d’eux devait être laissé à la maison. On le mettait dans un coffre jusqu’au retour du soldat en tant qu’un porte-bonheur (bereginya, en tchouvache). Et l’autre plat était donné au soldat pour le partager avec ses frères d’armes.

La cuisine nationale est ce qu’il y a de plus riche.

Mikhaïl Yukhma

Yusman est une sorte de repas magique. Si un homme partait pour un long voyage, il emportait avec lui un grand yusman, qu’il gardait aussi comme un porte-bonheur et ne commençait à le manger qu’au retour. Yusman se conserve également très longtemps.

Quels sont les héros nationaux tchouvaches ?

J’ai écris un livre Les anciens Tchouvaches qui parle de nos rois, nos héros, depuis Attila. Par exemple, j’évoque Kotrag, qui le premier créateur de la Bulgarie de la Volga. Ou encore Yermak, le conquérant de la Sibérie. Vous avez entendu parler de lui, n’est-ce pas ?

J’ai fait un livre qui raconte son histoire. Yermak est un célèbre héros tchouvache. Tout cela a été prouvé. Petit à petit, on commence à le reconnaître. On a étudié son histoire familiale en profondeur. Son ancien village ancestral, en Tchouvachie, porte son nom.

Y a-t-il d’autres héros, des écrivains ?

L’un des premiers maréchaux de l’Union soviétique, Alexander Ilyich Yegorov, lui aussi, était tchouvache. On l’a exécuté pendant l’époque stalinienne. Ensuite, bien sûr, nous rendons toujours hommage à Ivan Yakovlev, le fondateur de l’école tchouvache de Simbirsk, qui a réussi à créer un nouvel alphabet tchouvache à l’époque des tsars.

Du côté des écrivains, citons Konstantin Ivanov, par exemple, l’auteur de l’immortel poème Narspy. Nous avons de nombreux héros de ce genre.

Quelles sont les lectures ou les musiques que vous conseilleriez aux étrangers afin de mieux connaître la culture tchouvache ?

Je vous recommande de lire Les anciens Tchouvaches, Ancienne Bulgarie, Tchouvachie, Anciens dieux et héros tchouvaches, Anciens noms
tchouvaches
(il contient plus de 10 000 noms) ou encore Déclarations des grands scientifiques, des figures politiques et publiques sur le peuple tchouvache.

Joseph Staline a dit quelque chose sur le peuple tchouvache qui est assez curieux. Après la guerre, il a demandé à l’ambassadeur de Yougoslavie, (alors que la Yougoslavie était un État multinational) : “Quel genre de personnes sont les Albanais ?” L’ambassadeur a répondu : “Les Albanais sont un peuple courageux et loyal.” Alors, Staline a affirmé : “Les Tchouvaches sont de telles personnes. Les tsars russes prenaient toujours les Tchouvaches dans leur garde personnelle”.

En fait, à Saint-Pétersbourg, il y a une rue appelée Cheboksarsky, qui abrite deux maisons où vivaient les Tchouvaches – les gardes personnels des tsars.