Les Ijoriens constituent un peuple finno-ougrien très peu représenté en Russie. Il y a un siècle, ils étaient environ 30 000. Aujourd’hui, ils sont moins de 1000 et vivent pour la plupart dans des villages à seulement quelques kilomètres de la deuxième plus grande ville de Russie, Saint-Pétersbourg. Alexey Novozhilov, chef du département d’ethnographie et d’anthropologie de l’institut d’histoire de l’université d’État de Saint-Pétersbourg, nous a parlé de l’histoire de ce peuple et de tout ce qui le distingue.
D’où vient le nom “Izhora” (Ijorien) ?
Cette question est plutôt compliquée, car il s’agit de savoir lequel est le nom originel : celui du peuple ou celui de la rivière. Et c’est presque impossible à déterminer. Il existe deux hypothèses : soit l’ancienne population balte et finlandaise, qui est arrivée dans le nord au début du IIe millénaire après J.C, a adapté le nom de la rivière locale Izhora, soit cette population étrangère, qui s’appelait déjà Izhora, a donné ce nom à la rivière. J’aimerais également préciser que ce nom est basé sur la racine proto-finnique “izh”, ce qui signifie maître, et que le nom lui-même provient d’une certaine forme de ce mot.
Quelles sont les sources littéraires anciennes qui mentionnent ce peuple et de quelle époque s’agit-il ?
On trouve les premières mentions dans diverses sources médiévales datant des XIIe et XIIIe siècles : il s’agit de bulles du pape qui bénissaient les croisés dans leur marche contre les païens de l’est de la Baltique. Des manuels scolaires mentionnent également Philippe Pelgusii, le chef des Ijoriens, comme un fidèle allié d’Alexandre Nevski, et le territoire des Ijoriens comme une partie de la République de Novgorod.
Les livres de scribe du XVe siècle constituent la source la plus importante : la racine “izh” y est mentionnée à la fois dans le nom du pogost d’Izhora et dans le surnom “Ijoriens” d’un certain nombre de paysans du nord-ouest de la région de Novgorod. En outre, un grand nombre d’anthroponymes finno-ougriens dans les livres de scribes, que nous attribuons aux Ijoriens, peuvent être considérés comme des preuves de l’existence de la population Ijorienne.
Que faisaient les Ijoriens à l’époque antique ?
Comme leurs voisins caréliens, les Ijoriens préféraient la pêche et à la chasse, une part prépondérante de leur économie. En même temps, ils pratiquaient l’agriculture et l’élevage à titre auxiliaire. Pourquoi auxiliaire ? Pour la simple raison que, là où ils vivaient, la nature n’était pas très favorable à l’agriculture et que les technologies de mise en valeur des terres et les techniques agricoles permettant d’augmenter les rendements n’avaient pas été développées à l’époque.
Qu’est-ce qui fait l’unicité de ce peuple ?
Tous les peuples sont uniques. Mais si j’essaie d’identifier une spécificité de ce peuple, je dirais tout d’abord que les Ijoriens sont à l’origine du Conte du pêcheur et du petit poisson d’or d’Alexandre Pouchkine. Bien que sa nounou Arina Rodionovna était une femme russe, il est évident que la trame de ce conte de fées russe, qu’elle a raconté à Alexandre Sergueïevitch (elle a grandi dans les manoirs d’Hannibal à Saint-Pétersbourg), appartient aux Ijoriens voisins, ce qui a été souligné par les spécialistes il y a longtemps. Une autre spécificité est la gravure de Karl Roth pour le livre de Johan Gottlieb Georgi La femme Ijorienne, un costume fantastiquement brillant et original. Enfin, les Ijoriens sont des gens qui vivent au bord d’une petite rivière dans les basses et hautes terres de la côte sud du golfe de Finlande ; la culture de la pêche, de la chasse, des produits forestiers, la culture de la proximité avec la nature. Pour moi, c’est impressionnant.
Le recensement de 1897 a révélé que quelques milliers d’Ijoriens vivaient dans l’Empire russe, mais en 2002, ils n’étaient plus que 327 en Russie. Comment pourriez-vous expliquer le fait que le nombre de personnes se considérant comme appartenant à ce peuple a diminué au fil du temps ?
Comme vous le savez, le développement de Saint-Pétersbourg en tant qu’agglomération urbaine a naturellement eu un impact direct sur le déclin de la population d’Ijoriens. Au fur et à mesure que Saint-Pétersbourg s’est développée, les Ijoriens vivant dans le bassin de la Neva ont été assimilés. Ainsi, la construction du complexe du palais Pavlovsky a entraîné l’assimilation du centre de pogost Izhora dans le bassin des rivières Izhora et Slavyanka. Un peu plus tard, lors de la construction de l’usine d’Izhora, les Ijoriens du cours inférieur de la rivière Izhora ont également été assimilés par les nouveaux arrivants.
Pouvez-vous imaginer ce qu’est la construction d’une telle usine ? Un grand nombre de constructeurs, d’ouvriers, de commerçants russes sont apparus, et les habitants d’Izhora ont très vite adopté un nouveau mode de vie et la langue russe.
En 1897, trois groupes d’Ijoriens vivaient le long de la rive sud du golfe de Finlande, d’Oranienbaum à l’embouchure de la Luga, et un autre groupe se trouvait à l’embouchure de la rivière Oredezh, appelé Ijoriens d’Oredezh. Les groupes de la rive sud du golfe de Finlande ont été influencés par les constructeurs et les employés des installations navales dès les années 1930. La construction d’une centrale nucléaire et la création de puissantes fermes collectives de pêche avec des conserveries ont également contribué à un afflux de population russe. Et bien sûr, les Ijoriens se sont très vite fondus dans ce flux. Aujourd’hui, des descendants d’Ijoriens vivent à Sosnovy Bor, mais il n’y a plus de communauté ethnoculturelle.
Les Ijoriens d’Oredezh étaient un groupe assez restreint, et ils ont également été assimilés lors des événements du XXe siècle, en particulier l’industrialisation. Certains Ijoriens sont partis pendant les processus d’industrialisation et d’urbanisation, d’autres sont restés dans des lieux de vie traditionnels, mais ils ne pratiquaient guère leur langue maternelle et leurs enfants l’ont oubliée.
Le groupe le plus préservé sur le plan ethnoculturel et linguistique sont Ijoriens de Vistino qui se trouve dans la péninsule de Sojkinskiy (le village de Vistino). Cette région a été la moins touchée par l’industrialisation, c’est pourquoi les coutumes, la culture et la langue y ont été préservés jusqu’au début du XXIe siècle.
Pourriez-vous nous parler de la langue des Ijoriens. Combien y a-t-il de locuteurs dans le monde ?
D’une manière générale, la langue des Ijoriens est typologiquement plus proche de la langue carélienne. Elle appartient au groupe baltique-finnique auquel appartiennent les langues indigènes de la région de Leningrad – le vepse et le vodsky, ainsi que les langues des Finlandais ingriens et des Estoniens.
Les locuteurs natifs ne sont pas très nombreux. Il y a des activistes, par exemple une association qui travaille au musée de Vistino. Vistino est le principal centre d’étude, tandis que l’université d’État de Leningrad est le centre de distribution de la littérature méthodologique. Un autre centre de soutien est l’Institut de recherche linguistique de l’Académie des sciences. Ces centres apportent un soutien méthodologique aux activistes.
Les jeunes manifestent-ils de l’intérêt pour l’apprentissage de la langue ?
Oui, ils s’y intéressent. Mais, malheureusement, la plupart des jeunes, à quelques exceptions près, vivent depuis longtemps à Sosnovy Bor et à Kingisepp, à Saint-Pétersbourg. Par conséquent, très souvent, cet intérêt ne se manifeste que lorsqu’ils reviennent pour les vacances ou les congés ; il y a une sorte d’intensification estivale de l’apprentissage de la langue et un effacement hivernal.
Les personnes âgées, qui passent l’hiver dans les villes et viennent à la campagne en été, sont de plus en plus nombreuses à s’intéresser à leur langue. Même les retraités veulent parler leur langue maternelle. Il y a des centres d’intérêt où ils viennent. Mais au mois d’octobre, ils rentrent chez eux, à Sosnovy Bor ou Saint-Pétersbourg, et tout s’éteint à nouveau.
Que fait-on pour populariser la langue et la culture Ijoriennes ?
En effet, on fait beaucoup de choses. J’ai déjà mentionné le soutien méthodologique. Le soutien de l’État au musée de la culture à Vistino et au Centre d’artisanat traditionnel. Ce dernier est un bâtiment flambant neuf, qui a été construit à côté du musée. On y trouve de magnifiques ateliers modernes.
En outre, certaines initiatives sont financées par les subventions du gouverneur de la région de Leningrad. Par exemple, l’année dernière, nous avons soutenu une initiative d’exposition itinérante sur les Ijoriens dans trois districts de la région de Leningrad.
Y a-t-il des fêtes traditionnelles propres à ce peuple ? Sont-elles relancées et célébrées ?
Bien sûr. Mais de nombreux éléments de la culture traditionnelle, y compris les rituels et les célébrations festives, appartiennent désormais au passé. Certains ont été enregistrés par des ethnographes et des activistes, d’autres ont été perdus à jamais. Certains rituels traditionnels vont être relancés. La communauté Shoikula a pris l’initiative de fêter la journée d’Ivan sur la base de descriptions et d’informations reçues de parents et de grands-parents.
Même avant la Grande Guerre patriotique, les villages ont réussi à préserver leurs festivités traditionnelles. Mais après la guerre, il y a eu des morts, des émigrés, des exilés, des gens qui sont partis gagner de l’argent, et il était déjà très difficile de tout restaurer.