PORTAIT EXCLUSIF. Historienne de l’art, Tatiana Mojenok-Ninin a récemment œuvré pour l’exposition Ilya Répine au Petit-Palais. De Saint-Pétersbourg à Paris, de l’Ermitage au Louvre, elle a accepté de retracer avec nous son brillant parcours. Une ligne droite sans détours.
Il est des hommes et des femmes qui, très tôt, vraiment tôt, ont su ce qu’ils voulaient faire de leur destin. Tatiana Mojenok-Ninin en est. Ce déclic lui est venu à huit ans quand, précoce dans ses lectures, elle referme Les Trois Mousquetaires de Dumas. Eurêka, se dit-elle, « je vais faire ma vie en France, je rencontrerai un d’Artagnan ». Plus rien ne peut s’opposer à cette volonté enfantine ; qu’elle soit encore écolière à Saint-Pétersbourg, que ses parents préfèrent qu’elle apprenne l’anglais… Tout cela ne compte pas. La culture française a colonisé son imaginaire. Tant mieux, car ce sont les rêves qui parfois arrangent le chemin de la vie.
Les bons élèves, dans l’Union soviétique des années 1980, apprennent l’anglais. Pour avoir l’opportunité d’apprendre le français, c’est par l’échec qu’il faut passer. Soit : Tatiana Mojenok, pourtant excellente élève, première parmi ses pairs, échoue « haut-la-main » à l’examen de fin d’année. Elle peut donc suivre des cours dans la langue de Molière, langue qu’aujourd’hui, j’en atteste, elle maîtrise parfaitement.
L’histoire de l’art chevillée au corps
En avril 1993, l’URSS n’existe plus, les frontières sont ouvertes et la jeune Pétersbourgeoise peut poser ses valises en France pour la première fois. La même année, elle devient la première Russe inscrite aux cours de muséologie à l’école du Louvre. Cette route vers Paris, tant désirée et enfin accomplie, a été permise par l’art, qui est pour elle une passion, puis un métier. Du berceau au Louvre, voici comment cette passion s’est façonnée : une bibliothèque maternelle débordante, des excursions dominicales à l’Ermitage et enfin des ateliers d’histoire de l’art donnés par une conférencière « dont je suis littéralement tombée amoureuse ». Elle veut être comme elle : stricte, fine, savante, rigoureuse, avisée, pédagogue.
Voici pourquoi Tatiana Mojenok-Ninin est devenue conférencière de l’art et attachée de conservation au musée de l’Ermitage en 1986, en parallèle de ses études à l’Université d’Etat de Leningrad. Elle y reste six ans, même si la coutume veut que, quand on y travaille, « on meurt à l’Ermitage ». C’est ainsi qu’en 1993, le diplôme en poche, Tatiana Mojenok-Ninin peut partir en France. Des amis l’y invitent. A Paris, elle découvre de nouvelles personnes, de grands et luxueux appartements haussmaniens, etc.
Le fourmillement parisien, entre joies et déceptions
Elle commence ses recherches sur l’artiste Marie Bashkirtseff, qui a vécu une partie de sa vie à Paris. Tout se goupille comme il faut. Elle loge dans un hôtel particulier du Marais mis à disposition. Elle obtient ensuite une bourse du gouvernement pour étudier un an à l’école du Louvre. Tatiana Mojenok se laisse porter par cette vie foisonnante mais découvre aussi des différences. Paris n’est pas Saint-Pétersbourg. « J’étais plus proche de mes professeurs en Russie, avec qui j’avais une relation privilégiée » remarque-t-elle. La séparation d’avec ses parents est dure, surtout pour une fille unique. Même si elle se fait une bonne amie au Louvre, il est incontestable que les Français « d’apparence très ouverts, ne le sont pas tellement ». Mais elle ne se veut pas ingrate envers son pays d’adoption. « Il existe un lieu commun sur l’avarice des Français, mais je constate que ce pays est au contraire très généreux », citant son mari comme principal exemple.
La formation de muséologie à l’école du Louvre lui permet de rencontrer de nombreux professionnels. Des conservateurs, des conférenciers. Surtout, elle lui permet de faire des sorties régulièrement à Paris, Rouen, sur le site d’Alésia (Alise-Sainte-Reine).
Une spécialiste de l’art russe en France
En 1995, Tatiana Mojenok-Ninin entre à la Sorbonne. Elle y restera quatre ans, sortant avec une mention « très honorable » et les félicitations du jury pour sa thèse sur Les peintres et artistes russes en France (1860-1900). Quelques temps plus tard, comme le destin arrange les choses, le musée d’art de Nice prépare une exposition sur Marie Bashkirtseff, à laquelle elle est conviée à contribuer. Puis c’est au tour du Centre Pompidou de faire appel à ses services. Le début d’une longue liste, dont la dernière en date n’est pas la moins connue du grand public : Ilya Répine, peindre l’âme russe, incroyable exposition tenue au Petit-Palais en 2021.
Désormais conférencière de l’art, essayiste (elle a signé quatre ouvrages sur les artistes russes du 19e siècle en France), experte missionnée pour des documentaires ou des expositions, Tatiana Mojenok-Ninin a un agenda de première ministre. De tout son parcours, on retient surtout cette fascination jamais éteinte pour la culture française : Dumas, Hugo, Balzac, Clemenceau, De Gaulle… Elle conserve précieusement son document de naturalisation française signée par Jacques Chirac. Ce jour-là, citoyenne de la République, elle s’en souvient « avec beaucoup d’émotion et de fierté ».
On pourrait parler plusieurs heures avec elle de l’art et des artistes qu’elle affectionne – Picasso « mon premier salaire était de 90 roubles, j’ai acheté un album de Picasso à 75 roubles » ; Rubens, Bazille ; Courbet ; Renoir ; Manet ; David qui « peint la laideur de Marat avec tant de beauté » ; Ingres ; Répine ; Polenov ; Kramskoï ; Giotto « qui m’a frappée du syndrome de Stendhal, j’ai pleuré devant son œuvre ». Comme souvent avec les passionnés, sa parole relaye le monde mais ne dit rien d’elle. Or, si on creuse, on découvre qu’elle peint, elle aussi, mais ne veut pas en faire étalage. « Je peins les fleurs, juste pour moi ».
On ne peut s’empêcher en lui souhaitant un amical au revoir, de se dire qu’elle a atteint son but : ressembler à cette conférencière qui l’avait tant impressionnée.
A savoir : Tatiana Mojenok-Ninin donne une conférence au Centre culturel russe du quai Branly le mardi 4 octobre sur l’avant-garde russe et les collections de Sergueï Chtchoukine et Ivan Morozov.