ENTRETIEN EXCLUSIF. Récemment nommé président de la dynamique association Glagol, qui promeut la culture russe dans l’Hexagone, Alexandre Rybkine a un parcours atypique. Ancien diplomate de l’Union soviétique, il se dit aujourd’hui « à 40% Français ». Son objectif ? Redoubler l’intérêt pour les œuvres et l’esprit russes, malgré un contexte extrêmement pesant. L’Ours Magazine vous présente son portrait.
L’élocution est parfaitement maîtrisée, les mots versés au compte-goutte avec un imperceptible accent russe. Alexandre Rybkine veut que son français soit irréprochable et se reprend quand il doute du sens profond d’un terme. La prudence est mère de toutes les vertus, surtout pour cet ancien diplomate passé par le prestigieux MGIMO (institut d’Etat des relations internationales de Moscou). Cette école, le « Harvard russe » selon Henry Kissinger, a formé l’élite intellectuelle et politique de plusieurs générations. On compte parmi les anciens élèves de nombreux présidents ou ministres (Ilham Aliyev, Sergueï Lavrov), des artistes (Vladimir Fédorovski, Nadia Mikhalkova), mais aussi plusieurs milliardaires et d’anciens espions du KGB (Sergueï Jirnov).
Diplomate de l’URSS en pleine Guerre Froide
« Pour entrer dans cette école réservée à la nomenklatura, il fallait un piston ou alors passer par un second concours, ouvert aux ouvriers et aux jeunes ayant passé le service militaire », explique Rybkine. C’est cette deuxième option qu’il suivra, lui, fils d’un pilote d’essai et d’une mère au foyer. Il quitte les rives de la Volga, à Samara, pour rejoindre la bouillonnante capitale. Pendant cinq ans, il y apprend le droit, jusqu’à obtenir un diplôme d’excellence qui le lance dans le grand bain du ministère. « Jeune diplomate, ma première mission se passa à Genève, en Suisse ». Il est assistant de l’ambassadrice de l’URSS, Zoya Mironova, « une femme de marbre formée au système soviétique » qui lui confie la gestion du protocole.
Alexandre Rybkine organise les réceptions et dîners diplomatiques, où rien ne doit être laissé au hasard sous peine de créer un scandale d’État. Il se remémore avec plaisir la préparation d’une soirée au bord du lac Léman, dans le château du prince Sadruddin Aga Khan, où tous les membres du ballet du Bolchoï étaient conviés – dont les célèbres Vassiliev et Maximova.
Représenter l’URSS n’avait rien de facile sous « le rideau de fer de l’ère Brejnev ». Surtout lors des pics de tensions de la Guerre Froide. En 1983, l’avion du Korean Air Lines 007 est abattu par un missile russe pour avoir survolé l’espace aérien soviétique. Bilan : 269 victimes dont de nombreux Américains. « Après ce grand scandale, certains diplomates refusaient de me serrer la main », raconte Alexandre Rybkine. Après Brejnev se succèdent Tchernenko et Andropov, mais la ligne est toujours la même, « elle suit les idéaux socialistes de Lénine et l’économie est toujours fermée ».
A l’UNESCO, faire face aux conséquences de Tchernobyl
Rybkine est ensuite nommé à Paris où, toujours assistant de l’ambassadeur, il rejoint la délégation de l’UNESCO. L’époque est particulièrement instable en URSS, où le régime se fissure de toutes parts. De loin, les différents ambassadeurs prennent position – pour ou contre les manifestants, pour ou contre le régime. « Nous étions effrayés car nous savions que les blindés étaient déployés dans les rues de Moscou. Rien n’était clair. Ceux qui ont choisi le mauvais côté lors du putsch ont connu une mort politique », analyse le diplomate.
Le moment est idéal, juge-t-il, pour se mettre à son compte. Face au « chaos et à l’écrasement de tous les repères idéologiques », ce n’était pas « la meilleure période pour revenir au pays ». Alexandre Rybkine fait le choix de rester en France avec sa femme, assurant au foyer la qualité de vie qui les avait suivis jusque-là. En septembre 1991, il est nommé consultant pour la mission UNESCO/Tchernobyl. Depuis la catastrophe nucléaire de 1986, de nombreux villages ukrainiens, biélorusses et russes étaient à l’abandon sous les effets de la radiation. L’enjeu est double : trouver des financements et former les cadres nationaux pour réhabiliter ce réseau de communes, apportant un soutien psychosociologique aux habitants. « J’assurais la compréhension entre les mentalités russe et occidentale », explique Rybkine.
Businessman entre Paris et Moscou depuis 2000
Fort de cette expérience, le natif de Samara oublie l’esprit de fonctionnaire et se dope à la productivité et à l’efficacité. Sans la motivation du résultat, on n’avance pas : voilà son credo. Après neuf ans de loyaux services, il est remercié. « L’intérêt des États pour Tchernobyl s’est évaporé à la fin des années 1990 », déplore-t-il. Désormais, il se tourne vers le business du thé et du café. Pris subitement de passion pour la culture qui entoure ces deux denrées, il ouvre une école de formation pour baristas et gère plusieurs coffee-shops. Il veut que ses clients assistent à la préparation du thé « du jardin à la tasse » et que le service soit assuré « comme dans une pièce de théâtre ». Ce travail l’amène à jongler entre la France et la Russie.
Ses dernières années lui ont paru incomplètes : « J’étais marginal. Il manquait quelque chose dans ma vie. » En réponse à ce mal, il multiplie les engagements associatifs ou politiques : les Restos du cœur, Good Planet voire même La République en marche. « Je voulais comprendre à quel point je pouvais aller pour m’intégrer dans la société française ». Associé, depuis quatre ans, dans une épicerie fine, il ne se lasse pas d’évoquer l’universalisme du pays de Voltaire. La réponse du destin à sa volonté d’intégration, il l’a trouvée chez Glagol, cette association de russophones qui existe depuis 14 ans et dont il vient de prendre la tête.
Successeur de Vladimir Sergueev à la tête de Glagol
Alexandre Rybkine succède à Vladimir Sergueev, que L’Ours Magazine avait interviewé en 2017, et décédé en novembre 2021. Les deux hommes s’étaient rencontrés à l’UNESCO dans les années 1980-1990, Sergueev travaillait alors dans un bureau de presse. « Il m’avait convié aux cours de karaté, qui étaient assurés par un Japonais d’Okinawa », se souvient-il. En sept ans, il passe de la ceinture blanche à la noire. Sergueev et Rybkine « habituaient ainsi leurs vaisseaux à recevoir des coups » et rentraient parfois avec des hématomes partout sur le corps.
L’association Glagol les avait réunis. Héritier de cette plate-forme culturelle, Rybkine salue la mémoire de son prédécesseur. Pour lui, Glagol affiche une longévité « miraculeuse » qu’il veut « consolider ». L’ambition se ressent dans son discours : « Je veux faire de cette association une force redoutable dans tous ses objectifs : promouvoir la culture russe et réunir les gens qui parlent russe ou aiment la culture russe ».
Autant viser la Lune, pourrait-on lui opposer, sceptiques, au vu du contexte de déchirement qui sépare la Russie et l’Occident, jusque dans les salles de théâtre, sur les courts de tennis ou dans les musées. « On a subi l’impact de la russophobie de manière exagérée. La culture ne peut pas servir de monnaie d’échange, elle n’est pas une guerre », avance-t-il, avant de citer tout sourire Dostoïevski (« C’est la beauté qui sauvera le monde »). Le président de Glagol a même sa stratégie pour redonner goût aux œuvres russes : le classique. Les livres, les opéras qui demeurent hors du temps et appartiennent au patrimoine de l’humanité. Tchaïkovski, Tchekhov ou Glinka « restent très profonds et présentent un pluralisme des dimensions intéressant à montrer ».
Alexandre Rybkine veut aussi éviter l’écueil du militantisme ou de l’engagement. Insistant sur le caractère apolitique de son association, il pointe son index sur les statuts de Glagol. « Même si les gens peuvent être divisés, je veille à ce que la politique n’empiète jamais sur nos réunions. La culture est une force de lumière qui contribue à la paix. » Il se garde lui-même d’afficher trop sensiblement son avis sur la guerre qui fait rage en Ukraine. En bon diplomate, ce qui lui importe se résume en un mot : l’harmonie.
Portrait et propos recueillis par Paul LEBOULANGER