Ugine la Russe (2) : l’acier pour réunir des centaines d’ouvriers


Reportage / lundi, novembre 27th, 2017

Deuxième épisode de notre série sur la ville savoyarde d’Ugine, où la communauté russe a laissé son empreinte. Aujourd’hui, place aux ouvriers venus en nombre depuis Sofia ou Talinn, recrutés par les aciéries ; avec les commentaires historiques de Bruno Giraudy, spécialiste du sujet.

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Ugine, nichée dans le Val d’Arly. A droite, on aperçoit l’usine. @Communautérusse

En 1922, Ugine compte 3000 habitants. La ville est prospère grâce à l’usine métallurgique de l’industriel Paul Girod, qui vient d’être cédée à la Secem. “Après la Première Guerre mondiale, les usines électrométallurgiques ont un fort besoin de main d’œuvre grâce au regain de forme du secteur. On ne savait pas encore transporter l’électricité, c’est pourquoi les villes proches des montagnes étaient choisies pour abriter les usines”, explique Bruno Giraudy, spécialiste de la présence russe en Savoie.

Les désœuvrés de l’armée blanche en quête d’abri

Jusqu’alors, les ouvriers viennent des pays alentours : Italie, Suisse ou Espagne. Mais la révolution russe et la guerre qui s’ensuivit changea le cours des événements. Les soldats de l’armée blanche en déroute, les Cosaques et les officiers, tous fuient la Crimée pour la Turquie, la Grèce et trouvent du travail en Bulgarie ou en Serbie. “Au bout de quelques temps, ils ne sont plus les bienvenus dans ces pays, raconte Bruno Giraudy, mais la France accepte de les accueillir à partir de 1923. Ils ont jeunes, militaires, costauds et disciplinés”. 70 000 Russes se destinent à venir en France. La direction de la Secem est contente de voir ce vivier de personnels stables. Contrairement aux Italiens, ils ne risquent pas de repartir au pays pour les moissons !

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Un four électrique, dans les années 1920. @Communautérusse

Entre 1923 et 1930, Ugine accueille près de 1800 ouvriers russes. En moyenne, ils sont 700, car certains repartent une fois leur contrat achevé. “Ce sont souvent des contrats de six mois, précise Bruno Giraudy. On leur fait signer cela à Sofia, à Talinn, parfois en France. Certains ont une avance pour payer le transport”. Les militaires se voient confier des tâches manuelles particulièrement pénibles. Les postes ne sont pas fixes. L’un des ouvriers, Alexandre Tikhomiroff, sera affecté tantôt à l’aciérie, à la manutention, aux alliages, tantôt aux laminoirs. Musicien de l’armée blanche, il quittera d’ailleurs Ugine à la fin de son contrats. “Ils partaient pour Lyon ou Paris, rejoindre des amis ou trouver un autre travail”. Tikhomiroff, lui, deviendra musicien dans un cirque.

Une cohabitation excellente

Les Russes ont été très bien accueillis par la population. “Il y a eu une bonne entente. Les Russes étaient bien élevés, et même s’ils n’avaient pas beaucoup d’argent, ils trouvaient le moyen de mettre un costume et une cravate en dehors de leur travail”, affirme Bruno Giraudy, qui parle d’intégration réussie. “Les enfants allaient certes à l’école russe, mais aussi à la française”. Les deux cultures se mariaient à merveille : on fêtait la Pâque russe, on dansait, on se rendait à la bibliothèque commune…

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Visite de Monseigneur Euloge à Ugine, en 1938. @Communautérusse

En 1947, Staline appelle tous les émigrés déchus de leurs droits civiques à revenir en Russie. Une centaine d’ouvriers uginois fut convaincue et partit pour un long périple. Certains d’entre eux ont gardé des liens avec les ouvriers restés en Savoie, ce qui a permis de savoir ce qu’ils devenaient. “Ils ont compris en cinq minutes qu’ils venaient de faire la plus grande erreur de leur vie”, glisse le spécialiste. Mis à part un ingénieur-interprète et une professeure de français à Moscou, rares étaient ceux qui avaient retrouvé une vie normale.

Ugine garde encore le souvenir de cette période. En plus d’un monument, la chapelle orthodoxe, la présence de descendants de Russes et le renouveau du complexe industriel sont les témoins d’un âge de cohabitation franco-russe au cœur des Alpes.

Paul LEBOULANGER

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