Euphrosinia Kersnovskaïa : dessiner l’enfer des goulags


Culture, Oeuvres / vendredi, mars 11th, 2022

La maison d’édition Christian Bourgois a publié Envers et contre tout, un recueil inédit des dessins et des textes d’Euphrosinia Kersnovskaïa, une noble russe dont le destin a basculé lors de la Révolution. Le travail, le goulag, l’exil, le désespoir : tout nous est conté dans ce récit poignant.

Depuis la parution de l’Archipel du goulag par Soljenitsyne en 1973, les témoignages et les écrits sur l’inhumain système carcéral soviétique et les camps de travail se sont multipliés. L’un des plus originaux et personnels est celui d’Euphrosinia Kernovskaïa, fille de bonne famille qui fut anéantie par la collectivisation puis le travail forcé à la mine. L’ouvrage, aussi volumineux qu’une encyclopédie, est composé de plusieurs centaines de dessins dont l’enchaînement permet de suivre le périple de la jeune femme. Pour les accompagner, le récit autobiographique de l’auteure. On a presque l’impression de lire une bande-dessinée dont chaque planche serait une seule vignette.

Il y a, dans le style de Kernovskaïa, quelque chose de primaire – dans le sens de « pur » – qui renforce notre ébahissement. La dureté des souffrances qu’elle a endurées lors de son exil sur un chantier d’abattage de bois, puis dans les mines de charbon, après avoir perdu toute trace de sa famille, sont frappantes, d’autant plus qu’elles marquent un contraste avec les dessins presque enfantins qu’elle réalisait au crayon.

Témoignage d’une déclassée de 1917

Il ressort de ce livre, avant tout, le courage d’une femme qui a tenté de s’enfuir seule et sans ressources dans la taïga russe. Comment ne pas être bluffé par la capacité d’adaptation et la résilience de la dessinatrice-narratrice, pourtant d’extraction noble ? Certes, comme le note Nicolas Werth dans la préface, on peut ressentir de prime abord « une certaine circonspection à l’égard de ce texte illustré à la fois trop héroïsé et un peu trop naïf ». Kersnovskaïa aime user de grandiloquence et de manichéisme. Mais cela ne doit pas assombrir la vérité qu’elle expose : la réduction à l’esclavage d’une population.

Ce livre est précieux pour plus d’une raison. Commenté en avant-propos par la célèbre écrivaine Ludmila Oulitskaïa, traduit par Sophie Benech, il constitue un témoignage incroyable sur le quotidien des « déclassés » de 1917, un exemple de destin brisé – au féminin – et surtout une autobiographie sous forme de chroniques, signée par une auteure parfaitement inconnue en France.

Envers et contre tout. Chronique illustrée de ma vie au goulag (Skol’ko stoit chelovek), d’Euphrosinia Kersnovskaïa, traduit du russe par Sophie Benech, avant-propos de Ludmila Oulitskaïa, préface de Nicolas Werth, Christian Bourgois/Interférences, 622 p., 29,90 €, numérique 20 €.