L’émergence de la BD en Russie, un succès inattendu


Culture / dimanche, août 18th, 2024

Les romans graphiques et les bandes dessinées ont été longtemps perçus en Russie comme des «livres pour enfants» ou comme un divertissement pour des sous-cultures restreintes. Cependant, ces dernières années, le genre connaît une véritable renaissance en attirant de plus en plus de lecteurs. Les auteurs russes créent des œuvres originales et uniques qui gagnent en popularité non seulement dans leur pays natal mais aussi à l’étranger.

Nous avons parlé de l’industrie de la bande dessinée en Russie, des difficultés et des perspectives de son développement avec les représentants des maisons d’édition de premier plan publiant des romans graphiques des auteurs russes. 

L’apparition de la culture de la bande dessinée en Russie

La culture de la bande dessinée est apparue en Russie il y a une centaine d’années. Au début du 20e siècle, l’almanach pétersbourgeois Satiricon et Arkadi Avertchenko ont lancé le premier magazine satirique pour enfants, généreusement fourni avec des histoires illustrées amusantes de la vie urbaine contemporaine. Mais pendant longtemps, il n’y avait aucun marché de la bande dessiné en Russie. Cette industrie se développe activement depuis quelques années seulement.

«Depuis 15 ans, le volume du marché en Russie a été multiplié au moins par 50, voire plus, constate Dimitri Yakovlev, qui a fondé une maison d’édition spécialisée dans la BD – Boomkniga. Aujourd’hui toutes les librairies ont des rayons des bandes dessinées. Et il y a probablement 10 ou 12 ans, des librairies spécialisées en bandes dessinées ont commencé à faire leur apparition en Russie. Cela se faisait simultanément avec l’apparition du marché». Désormais, selon lui, certaines librairies russes spécialisées en bandes dessinées refusent des livres, ce qui était difficile d’imaginer il y a encore 10 ans.

“Survivant. Goulag” – ce sont les souvenirs des victimes de la répression de masse, racontées dans le langage des nouvelles graphiques. Dessinateurs: Tchirkov Konstantin, Esturgeon Dmitry, Danilova Anastasia. Édition: Musée d’Histoire du Goulag, 2019

Une part de marché qui n’en finit pas de grimper

Le marché russe de la bande dessinée et du roman graphique affiche une croissance surprenante. Selon les données d’enquête, il y a encore quelques années le marché russe de la bande dessinée n’était pas supérieur à 1%, aujourd’hui sa part du volume total du marché du livre est de près de 6,5%. Ces chiffres nous ont été donnés par le président du groupe d’édition Eksmo-AST, Oleg Novikov. Les tirages moyens ne sont cependant pas gros : entre 1,5 et 2.000 exemplaires de chaque édition qui est rarement accompagnée d’une deuxième impression. 

Mais il existe des meilleures ventes absolues. Pour les éditions Boomkniga, c’est le roman graphique La terre de minuit (en version française Enfant de la nuit polaire) de la dessinatrice Julia Nikitina – l’histoire personnelle touchante d’une jeune peintre de la ville morose de Salekhard qui cherche son chemin de vie. Le livre a reçu le prix Kazimir Malevitch de la meilleure bande dessinée d’auteur, a eu 6 rééditions et a été traduit en français (il a paru aux éditions La Boîte à Bulles). 

Enfant de la nuit polaire est une autobiographie très classique, par une jeune auteure russe. Un récit personnel sur son enfance, ses études, son attachement à sa mère et à sa région natale. Auteurs : Julia Nikitina (Scénario et dessin), Edition: La boîte à bulles, 2023

Le Major Grom met K.O la concurrence

Chez les éditions Bubble, le tirage moyen de toute nouveauté est de 3.000 exemplaires, lorsqu’il s’agit d’un nouvel ouvrage à couverture alternative rare, il est de 300 exemplaires environ. Les bandes dessinées publiées par les éditions Bubble ont leur propre panthéon de super-héros mené par le policier Major Grom connu pour son attitude inconciliable envers la criminalité, son honnêteté et son intégrité ainsi que pour ses talents de détective et ses compétences de combat corps à corps. Les aventures de ce personnage sont même devenues un sujet de plusieurs films tournés en Russie.

«La série Le Major Grom et son spin-off Le Docteur de Peste sur le successeur de Sergueï Razoumovski qui est l’adversaire d’Igor Grom, se situent toujours bien parmi les meilleures ventes, explique Ksenia Chpaletskaïa, auteure pour la maison d’édition Bubble. Viennent ensuite le manga postapocalyptique incroyablement beau Tagar et la fantasy urbaine Exlibrium sur l’institut magique et la magie du livre. Les livres sur Grom figurent immanquablement parmi les détenteurs de record de tirage, ils sont systématiquement réimprimés plusieurs fois par an en tirages augmentés». 

Les artistes influenceurs savent vendre

Comme le souligne Stépan Chmytinski,  il existe une nette distinction entre les livres des auteurs influenceurs qui ont leur propre large audience grâce à l’activité sur les réseaux sociaux et les ouvrages des bédéastes tant débutants que renommés pour qui cela constitue le métier principal. Dès 2017 Stépan était le rédacteur en chef des Editions ComFederatsia spécialisées en bandes dessinées indépendantes tant traduites que réalisées par de jeunes auteurs russes.

En 2019 il s’est intégré aux Editions Komilfo où il s’occupe jusqu’à ce jour des talents russes en particulier. Dès 2023 il a lancé sa propre agence notamment dans le but de vendre des bandes dessinées des auteurs russes à l’étranger.

Bande dessinée alternative russe. La République socialiste fermée de Sobakistan ouvre les frontières aux chefs d’États amis et aux journalistes élus en l’honneur de la répétition des funérailles du chef de la République – camarade Druzhko. Un peu de style dans les années 1980, un peu d’animaux anthropomorphes, une pincée de passions d’espionnage, un thriller au goût du jour. Auteurs : Vitaly Terletsky, Katia (Scénario et dessin), Edition: Terletsky Comics

«Pour les premiers, les bandes dessinées sont plutôt le merch, produit accessoire de leur travail créatif sur YouTube ou Instagram. Mais les ventes de tels livres sont plus élevées», souligne-t-il. Ainsi, le détenteur du record absolu est Fiodor Netchitailo (créateur de la chaîne d’animation Phénix-animation) avec ses livres L’âme de mon dortoir et La terre des rois.

Les deux livres sont les spins-off de la série d’animation pour adolescents (jeunes et plus âgés) et les premiers volumes se vendaient à environ 50 000 et 200 000 exemplaires respectivement. La Terre des rois détient le record absolu. Et si ces séries remontent déjà à quelques ans, l’étape suivante est ShKI. L’instruction sur la vie d’Eva Morozova, connue pour ses webcomics. Plus de 30 000 livres ont été vendus en un peu plus de six mois. 

Les principaux lecteurs sont des adolescents

Les bandes dessinées ne sont pas du tout des livres pour enfants comme en témoignent leurs sujets qui sont destinés aux adultes : on parle du Goulag et des sujets sociaux pointus. Prenons, par exemple, le projet de Daria Petouchok Les genoux consacré aux relations entre enfants et parents dans une la famille, ou le roman Chouv d’Olga Lavrentieva parlant de l’époque des années 90, ou bien Le club antisocial d’Elena Malikova qui parle des outsiders à l’école. 

Selon Dimitri, les Editions Boomkniga publient principalement des bandes dessinées pour adultes. «Et ici il y a le public qui pense, qui s’intéresse aux différentes formes d’art. En même temps, ils ne sont pas forcément fans des bandes dessinées. Je veux dire qu’ils interagissent aussi avec la littérature, l’animation, l’art. Et la bande dessinée s’intègre normalement à la vie comme l’un des médias», explique-t-il. 

Major Grom : Le Docteur de peste. Grom est le super-héros le plus populaire inventé en Russie. L’éditeur Bubble Comics, son créateur, a déjà publié plus de 150 numéros le mettant en scène. Lorsque Grom se lance sur les traces d’un tueur-justicier arborant le masque d’un docteur de peste, il se retrouve au cœur d’une enquête qui le dépasse. 

L’audience principale des Editions Bubble est représentée par des adolescents dont la plupart sont de jeunes filles. «Je pense que c’est en grande partie grâce au film Le Major Grom : Le Docteur de peste où le casting a joué un rôle important. Il apparaît que le cinéma est beaucoup plus répandu pour les masses que l’industrie du livre, mais c’est plutôt un point positif car c’est un boost énorme de l’intérêt et de ventes pour des livres sources et pour des maisons d’édition», estime Ksenia. 

D’après Stépan, ses collègues croient qu’en Russie il n’y a que 1000-1500 lecteurs pour 145 millions d’habitants qui apprécient la forme de narration et qui suivent toutes les sortes de livres et achètent dans la mesure du possible tout ce qui sort. «Si l’on revient aux auteurs russes, à mon avis, 65-70% d’eux sont des femmes (elles soutiennent financièrement des livres en papier avec beaucoup plus d’enthousiasme) âgées entre 16 et 35 ans» , ajoute-il. 

Le grande Histoire comme thématique principale

Les romans graphiques russes parlent souvent, de façon directe ou indirecte, des événements historiques, soulèvent des problèmes connus des lecteurs russes ou nous plongent dans un nouveau monde parmi les décors habituels. Par exemple, les auteurs russes abordent les thèmes de la guerre, des répressions et de la liberté personnelle. 

Dimitri, Ksenia et Stépan font remarquer que contrairement aux bandes dessinées occidentales, les bandes dessinées russes ne sont pas des ouvrages sur des héros lointains parlant des langues étrangères et sur les détails de vie que les lecteurs russes ne comprennent pas, mais sur les choses simples qui leur sont proches. En règle générale, l’action se déroule en Russie, les héros sont des gens ordinaires avec des noms et des problèmes habituels. «Ces histoires nous sommes proches tout comme l’humour intraduisible que nous seuls comprenons», précise Ksenia. 

Dans ce roman graphique russe Olga Lavrentieva matérialise les récits familiales et historiques de sa grand-mère Valentina, survivante de la terreur stalinienne. Avec un dessin aussi furieux que poétique, une jeune autrice russe nous transmet la parole de sa grand-mère, survivante des Grandes Purges et de la seconde guerre mondiale. Edition: Actes Sud

Oui, beaucoup d’auteurs russes apprenaient des scénaristes et des dessinateurs étrangers, et cela se voit souvent : certains ont grandi avec le manga, d’autres se sont inspirés des français ou des américains. «Mais l’atmosphère même des œuvres les plus remarquables fait sentir, à mon avis, le code culturel, la tristesse douce et le désespoir couplé à l’autodérision qui sont tellement typiques pour le cinéma d’art et d’essai russe, par exemple», dit Stépan. 

La reconnaissance des auteurs russes à l’étranger

Le succès des romans graphiques et des bandes dessinées russes dépasse les frontières du pays.

Les Editions Bubble ont vendu les droits à l’Italie : une partie des leurs bandes dessinées est traduite en italienne. «Et l’anglais, c’est déjà quelque chose de base : presque chaque notre single sortant sous forme électronique existe en anglais ; en outre, nous avons amené le tirage spécial de quelques livres et singles en anglais à San Diego Comic-Con», nous raconte Ksenia. 

Did de 17 ans, fatigué de querelles avec des parents, décide de quitter la maison. Habitué à être dans la rue, il n’invente rien de mieux que de rester vivre là-bas. Auteurs: Maria Protas (Scénario et dessin), Edition: ComFederatsia

Pour les Editions Boomkniga, le roman graphique Sourvilo d’Olga Lavrentieva, dans lequel l’auteur raconte l’histoire de sa grand-mère Valentina Vikentievna Sourvilo, ayant survécu aux années terribles de répressions et au blocus de Leningrad, revêt une importance particulière. 

«Les droits ont été vendus à six pays. Outre la France, c’était l’Italie, l’Allemagne, la Suède, la Norvège et la Pologne», précise Dimitri. D’après lui, les bandes dessinées autobiographiques mises dans un contexte historique suscitent l’intérêt de nombreux pays.

Stépan constate, à son tour, qu’aujourd’hui l’Occident ne s’intéresse pas trop aux auteurs russes à cause de la situation politique compliquée. En ce sens, les pays asiatiques sont beaucoup plus ouverts aujourd’hui, pense-t-il. Ainsi, l’auteur populaire russe Vitali Terlteski a été publié au Japon, il y a un intérêt envers les Russes de la part la Chine. 

«Il y a une autre exception positive : Maria Ptotas a récemment dessiné, non sans mon aide, une histoire pour le magazine français de bande dessinée de science-fiction Métal Hurlant», dit Stépan. 

La bande dessinée russe est-elle amenée à perdurer ?

L’industrie de la bande dessinée est encore assez jeune en Russie à la différence de Marvel et DC.

«L’intérêt pour elle ne retombera pas encore 10 ans au minimum, nous avons encore de la marge pour grandir et évoluer, il n’y a pas de limite», affirme Ksenia. Elle estime qu’il y aura, malheureusement, beaucoup moins de contenu étranger en Russie, mais le désir de lire quelque chose de nouveau sous format habituel perdurera. «Finalement, le contenu fandom étranger du marché se transformera progressivement en contenu local», explique-t-elle.

Alexey Khromogin dans son travail présente une réflexion sur les liens entre le chef-d’œuvre et la médiocrité. La vie et la mort de la personne qui l’a créée affectent-elles notre perception de l’œuvre? Et l’auteur a-t-il besoin de sa création ? La BD parle de l’écrivain russe Alexandre Pouchkine.

Stépan souligne aussi que dès 2022 il est devenu plus compliqué d’obtenir des licences étrangères, de ce fait, plusieurs éditeurs ont commencé à suivre de près des talents locaux. «Presque tous les bons ouvrages mis à la disposition du public sur les réseaux sociaux ou sur des portails spécialisés en bandes dessinées d’amateur ont été répartis parmi les maisons d’édition depuis déjà longtemps, explique-t-il. Et les mauvais l’ont été aussi, lorsqu’il y a une masse critique de followers et que l’histoire peut être publiée sous la forme d’un livre en papier. Apparemment, cette approche va rapidement saturer le marché et les rédacteurs devront être plus sélectifs dans la recherche de jeunes talents»

Avant la pandémie de Covid-19, il y avait beaucoup de festivals réunissant non seulement des créateurs de toute la Russie mais aussi des célébrités du monde entier. Cela permettait d’échanger les expériences et de stimuler l’inspiration. «Aujourd’hui les festivals ont été remplacés par des foires à but purement lucratif où les dessinateurs vendent des cartes postales et des autocollants, regrette Stépan. J’espère que tôt ou tard les conditions seront à nouveau favorables pour organiser de grands festivals, et que la nouvelle génération d’auteurs aura quelque chose à dire».   

Le mot de la fin de nos experts

DIMITRI — C’est la bande dessinée La terre de minuit de Julia NIKITINA.  

Je voudrais aussi mentionner la bande dessinée Les contes du Gamaïoun d’Alexander UTKIN. A propos, elle a été d’abord publiée en Angleterre et a paru en Russie quelques années plus tard seulement. C’est nous qui l’avons publiée, et pour la publier en russe on était obligé d’acheter les droits en Angleterre. Et bien sûr, lisez la Sourvilo d’Olga LAVRENTIEVA

STEPAN – Mon favori incontestable est Masha PROTAS et les trois volumes de sa Pas cher et convenable. C’est une tranche de vie d’un adolescent qui s’est enfui du village et trouve de nouveaux amis dans une grande ville. Le livre transmet parfaitement l’atmosphère des flâneries des amis après les classes ou séchant les cours et parlant interminablement de ce qu’il y a de plus intime et de rien de spécial en même temps. 

La Sourvilo d’Olga LAVRENTIEVA est un ouvrage très sérieux, les critiques russes l’appelaient « notre Maus »  (faisant référence à la Maus d’Art Spiegelman). A travers son dessin original en noir et blanc Olga a raconté la biographie de sa grand-mère, femme ordinaire qui a survécu à la révolution, à la terreur staliniste, au blocus de Leningrad et à l’effondrement de l’Union Soviétique. Le livre a été publié en France encore en 2020 par les Editions Actes Sud.

J’aime beaucoup aussi le dessinateur de bandes dessinées Alekseï KHROMOGUINE de Toula. C’est BALABANOV et ZVIAGUINTSEV des bandes dessinées russes. Il a beaucoup d’histoires de taille différente, l’une des plus marquantes est Le premier homme sur la Terre, une étude triste sur Youri GAGARINE imaginaire. 

KSENIA – Je devrais, peut-être, citer en exemple autre chose que nos bandes dessinées mais je ne peux simplement pas le faire physiquement.  

J’aime énormément notre série Exlibrium, du début à la fin, avec toutes les éditions spéciales, et je vous la recommande vivement. Cette série a été écrite par notre scénariste formidable Natalia DEVOVA. 

En outre, j’adore sincèrement l’édition spéciale de la série des bandes dessinées PaixMémoire éternelle, histoire très courte mais profonde de ce qu’il y a de vraiment important, réalisée par notre rédacteur en chef Roman KOTKOV.