L’auteur est connu pour son célébrissime Oblomov, mais beaucoup d’amateurs de littérature ignorent l’étendue de son œuvre et mésestiment la qualité de sa plume. Replaçons cet esprit brillant dans le panthéon des écrivains russes.
A tout novice qui voudrait entrer de plain-pied dans la prose russe, comprendre l’âme russe, sans pour autant emprunter les sentiers initiatiques traditionnels (Anna Karénine, Crime et châtiment, Les âmes mortes), il faut conseiller sans hésiter Oblomov. Tout y est. Toute la Russie y est essentialisée. Tolstoï lui-même disait de cette œuvre qu’elle était capitale. Quant à Dostoïevski, qui n’avait aucune sympathie pour Gontcharov, sans doute parce qu’il était un notable dévoué à l’administration, ce Dostoïevski intransigeant avec la noblesse nombriliste, reconnaissait que ce roman était “servi par un talent éblouissant“.
Un corpus largement méconnu, à tort
Ce talent éblouissant ne pouvait pas ne pas briller. Il étouffait pourtant sous la poitrine d’un fonctionnaire de l’Empire, employé à rédiger des traductions pour le ministère des Finances. Car c’était là l’occupation de Gontcharov, qui à trente-cinq ans brûlait intérieurement de montrer au monde qu’il était davantage qu’un homme de carrière. Il a fallu pour que cela soit possible une rencontre avec Vissarion Belinski, l’un des plus grands critiques littéraires russes du siècle. Ce dernier le prend rapidement sous son aile et soutient sa première tentative : Une histoire ordinaire. Le roman est acheté par Nikolaï Nekrassov, propriétaire du journal Le Contemporain. La route du succès est ouverte. S’ensuivent La Frégate Pallas, Oblomov, Le Ravin et Mois de mai à Pétersbourg… En 1860, il est alors considéré comme l’étoile montante de la littérature nationale. Son ami Tourguéniev, lui, commence à peine à balbutier des romans (…ami qui le trahira plus tard dans l’affaire du plagiat, comme nous l’avons raconté dans cet article).
Pourquoi dire que Gontcharov est aujourd’hui sous-estimé ? Tout d’abord parce que nous ne connaissons pas toute son œuvre. S’il arrive de débusquer un Oblomov dans les étals des librairies, il est absolument impossible de dénicher les autres œuvres, en dehors des librairies spécialisées. D’autres livres, qui ne figurent même pas dans les principales notices biographiques, encore inédits en français, peinent à se faire connaître. Citons le Portrait de Monsieur Podjabrine, traduit aux éditions Sillage, un morceau de choix du burlesque russe, de la satire efficace et gentille, qui n’a pas pris une ride, un bref roman léger, vif et drôle qui rebuterait moins un néophyte que les écrits tourmentés de Dostoïevski, les grincements de Leskov ou le mysticisme de Tolstoï. Le Portrait de Monsieur Podjabrine relève presque de la pièce de théâtre et pourrait avoir été écrit par Gogol dans un moment de joie intense.
Oblomov, un chef d’œuvre qui ne cesse d’être redécouvert
Ivan Gontcharov n’a pas simplement écrit Oblomov, il n’a pas simplement créé le personnage d’Oblomov. Il a offert à la Russie le prototype parfait du personnage russe ; il a donné vie à ce qu’on a rapidement appelé l’oblomovisme. C’est-à-dire une apathie rêveuse, un art de la procrastination, l’abandon passif de sa volonté. Le terme provient en fait du roman. C’est le personnage de Stolz qui, en tentant d’expliquer la mort de son ami, s’exclame : “La cause… quelle cause ! L’oblomovisme !” Le mot est repris immédiatement par les critiques. Nikolaï Dobrolioubov perçoit instantanément la portée universelle de ce roman et, au-delà, du personnage éponyme. Il ne regrette qu’une seule chose : la mort d’Oblomov. “Il ne dit pas la vérité. Toute la Russie qui a lu ou lira Oblomov ne sera pas d’accord (…) En chacun de nous, il y a une bonne part d’Oblomov et il est trop tôt pour prononcer son oraison funèbre.” On ne peut être plus clair : Oblomov est le Russe.
Il n’y a donc aucune surprise à voir le chef-d’œuvre de Gontcharov adaptés au théâtre ou ailleurs. Autre peintre de la joie russe, le Nikita Mikhalkov des années 1980 en a fait un film (Quelques jours de la vie d’Oblomov), un chef d’œuvre là aussi de sensibilité. Le comédien français Guillaume Gallienne a donné corps au personnage aux côtés des acteurs de la Comédie française, en 2013. Là aussi, un succès immense. Dans tous les pays d’Europe, on a adapté ce roman. Il résonne chaque fois un peu plus, car Oblomov est aussi l’homme du XXIe siècle qui ne veut plus quitter son canapé, qui ne se demande même plus comment vivre mais pourquoi vivre, et si cela vaut vraiment le coup de déployer tant d’efforts.
Creuser l’œuvre pour mieux percevoir Gontcharov
La question traitée par le présent article – la valeur de Gontcharov qui serait sous-estimée – se pose d’autant plus qu’on a tendance (en France) à concentrer notre attention sur quelques auteurs. Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Tchekhov, Nabokov, Boulgakov. Ils représentent les nuances d’une Russie figurée et fantasmée : la délicate princesse slave ; l’anarchiste poseur de bombes ; le poète alcoolique ; le nobliau à la recherche de ses principes, etc. Ce réflexe nous aveugle. Il nous faut creuser dans l’œuvre de Gontcharov comme les Russes eux-mêmes le font. Une histoire ordinaire, son premier roman, figure dans la liste des cent livres à faire découvrir aux élèves, transmise par le ministère russe de l’Education. Cet effort nous permettra de mieux connaître l’homme. Car l’auteur est son oeuvre. Son biographe André Mazon le dit : “Gontcharov s’est indéfiniment raconté lui-même, car il n’a dépeint d’autre vie que la sienne propre et celle de ses proches (…) toujours suivant un instinct de vérité par lequel il égale les plus grands réalistes“.
Commencera alors à apparaître ce Gontcharov auteur de critiques des romans de Balzac, Zola, des frères Goncourt ou encore de Flaubert. On distinguera mieux les contours de celui qui traduisait depuis l’allemand Goethe, Winckelmann et Schiller, et de l’anglais Eugène Sue. On entreverra enfin l’immensité de son œuvre, qui regroupe des essais, des poèmes, des nouvelles, des romans, des articles et une correspondance fournie. On le verra globe-trotteur, à bord d’une frégate, secrétaire de l’amiral Poutiatine, sur les côtes anglaises, portugaises, sudafricaines, indonésiennes, chinoises ou encore japonaises, bravant les typhons et les tempêtes. On sera à ses côtés, à son retour, contre le traître Ivan Tourguéniev qui récolte le fruit de son labeur en pillant ses brouillons, dans sa vaine quête de la notoriété. Et on finira par se dire : Gontcharov est sans doute l’écrivain russe le plus sous-estimé.