Ekaterina Aristova : “L’âme est une énergie sans forme ni couleur”


Culture / mardi, août 16th, 2022

Élève du peintre russe Toutounov, Ekaterina Aristova vit en France depuis plus de dix ans. Cette talentueuse artiste moscovite a ouvert les portes de son atelier à L’Ours Magazine.

L’atelier baigne dans la lumière blanche de la fin juillet. Au sol, une bâche transparente protège le parquet. Le calme intérieur tranche avec la passion des toiles fixées au mur. Un rectangle rouge, une forme noire, un fond bleu… Tout se mélange dans ce lieu de création mais seules les œuvres vivent, le reste est un attirail secondaire.

Dans cet atelier une silhouette blanche vole de toile en toile, la créatrice. Ses doigts s’arrêtent sur un cadre, pointent l’artefact caché, sa tête se penche pour inverser la perspective, pensive. Elle qui a travaillé l’œuvre est maintenant travaillée par celle-ci. Il est plaisant d’écouter la jeune peintre russe narrer la genèse de ce précieux décor.

Ekaterina Aristova s’est formée auprès de Sergueï Toutounov, pur produit de l’institut Sourikov, fidèle à la tradition picturale du XIXe siècle. Pour parfaire son éducation artistique, l’enthousiaste disciple a suivi les cours aux Beaux-Arts, pour la théorie, et l’académie de la Grande Chaumière, pour ce qui regarde la pratique. Après une première exposition en 2016, Aristova a dévoilé plusieurs séries de tableaux, dont la prochaine sera exposée en septembre à Paris. Elle attire désormais l’intérêt des collectionneurs et du public, qui suit son évolution sur les réseaux sociaux.

Une première formation avec Toutounov

Rien ne prédestinait Ekaterina Aristova à embrasser la peinture. Jeune Moscovite débarquée dans la fourmilière parisienne en 2009, elle préparait alors un doctorat en économie-finances. Une rencontre avec le peintre Toutounov, facilitée par une amie, change le cours des choses. Il la convainc qu’elle est faite pour l’art et non pour une vie de bureau. Tout sauf une évidence, pense-t-elle alors. Qu’avait-elle produit, exceptés quelques crayonnages en fin d’adolescence pour apaiser une maladie neurologique ? L’idée ne lui déplait pourtant pas et Ekaterina Aristova devient l’élève de Sergueï Toutounov. Elle le suit et l’écoute. Un jour, il dispose un vase, un oignon et quelques fruits sur une table – une journée entière pour peindre cette nature morte, voilà sa consigne !

Assez rapidement, sa technique se perfectionne. Cette première formation lui permet de toucher à tout : paysages, portraits… Hélas, la fin du séjour français approche et l’étudiante russe retourne à Moscou.

ekaterina aristova
Ekaterina Aristova dans son atelier parisien. Courtoisie de l’artiste.

Entre le soleil du Sud et les chevalets de Paris

Un nouveau voyage l’amène en France, pour suivre son mari qui travaille à Marseille. Le Sud inspire l’analyste financière, en voie de ne plus l’être, qui finit par quitter Paris et ses bureaux inhospitaliers pour entendre pleinement les cigales, pour sécher dans les calanques et vivre une dolce vita imprévue. « J’ai naturellement repris la peinture et je suis revenue à la méthode Toutounov », se souvient-elle. La jeune peintre choisit, après deux tentatives infructueuses d’entrer aux Beaux-Arts, de suivre les leçons en auditrice libre. Elle retrouve le tourbillon de la capitale, va et vient au centre Pompidou, puis s’inscrit aux cours de la Grande Chaumière.

Pourquoi avoir choisi cette académie ? Le lieu était jadis prisé par les artistes de la Ruche, mais aussi Zinaïda Serebriakova, qu’admire Aristova depuis un moment. « Je ressentais quelque chose de fort devant ses tableaux, j’étais très inspirée ». Dans cette académie, elle fait la connaissance d’un Suisse, Laurent Cattaneo, qui la remarque. « Il voulait m’aider et, pour lui, je devais apprendre à lâcher prise. J’étais une fille de bonne famille, éduquée, avec un système de pensée très structuré, normé. Je n’étais pas libre, trop sage, et cela bloquait ma création ». Cattaneo répète à Aristova : « Lâche-toi » et elle se sent changer.

Les premières expositions d’Ekaterina Aristova

Sa première exposition a lieu en 2016 à la Galerie 21 (rue Dauphine), où elle présente sa série « Danse avec moi ». Deux jours plus tard, elle accouche de sa première fille. Cet heureux événement aurait pu marquer la fin d’un cycle, car le temps nécessaire à la création lui fait maintenant défaut. Tiraillée entre un deuxième nouveau-né, de nombreux shootings et la peinture, Ekaterina Aristova a finalement su trouver ses priorités quand la pandémie est survenue.

La crise sanitaire de 2020 lui apporte ce dont elle manquait : le temps. « Dieu m’a dit : voilà ton métier », ironise-t-elle, la moue malicieuse. Le temps et l’espace, aussi, car malgré le confinement elle se promène dans le bois de Boulogne ou dans un parc proche de l’atelier. La fin des restrictions lui permettent de voyager à Biarritz, Cassis ou encore dans la Loire. La lumière de l’été l’emplit d’inspiration positive, sa palette se vivifie, les émotions qu’elle peint se réduisent à l’essentiel. Cette période prospère donne naissance à sa série « La terre et la mer », fortement marquée par l’influence de Nicolas de Staël.

Ekaterina Aristova dans son atelier parisien. Courtoisie de l’artiste.

Abstraction et inconscient artistique

Le succès pointe son nez. Les collectionneurs sont enjoués. On l’incite à ne plus se détourner de l’art, à y croire coûte que coûte. Galvanisée, Aristova prépare une nouvelle série pour le printemps 2021. Cependant, le deuxième confinement va l’abattre dans son âme. Les nombreux décès en France et en Italie la plongent dans un tourment sombre. « Il n’y avait plus de sens à peindre d’après les visages. Je voulais trouver les réponses aux questions de la vie et de l’univers. Qu’est-ce que l’âme ? Je pense à une énergie sans forme ni couleurs » avance Aristova, dans un registre très russe.

La rupture avec le figuralisme est complet, ses pieds sont joints dans l’abstraction. Elle plonge dans les écrits d’Aristote, Aristoxène, elle branche le second Concerto de Rachmaninov, bouleversée, elle s’enfonce dans les paliers de l’esprit, fouille les émotions, armée d’une palette obscure, grise, elle court sur la toile à la recherche du chemin vers l’Âme – le nom de ce tableau. Cet intense moment de création fait apparaître un mouvement, l’Art Inconscient, qui devrait bientôt réunir plusieurs artistes au sein d’une association.

Désormais, Ekaterina Aristova veut comprendre comment la musique peut guider l’inconscient. Elle lit Freud, Breton, Kandinsky et tente de savoir ce qui l’a poussée à représenter un visage d’enfant sur une toile abstraite créée par sa main aveugle. Est-ce cet enfant, la face de l’âme ? Quoiqu’il en soit, ce tableau n’est pas à vendre, c’est désormais son chef d’œuvre qu’elle garde chez elle (en attendant, peut-être, d’en faire profiter le public). D’aucuns lui disent qu’elle cherche la transe pour produire, mais non, balaye-t-elle, elle veut plutôt l’inspiration. D’autres, connaisseurs, la rapprochent de Rothko. « Je n’ai pas l’idée de copier. Ce que Rothko transmet est incroyable, mais quand il pense que certaines parties de son tableau rappellent un objet, il l’enlève pour que le spectateur ne soit pas attiré par cela. Je fais l’inverse. »

Une nouvelle page dans sa recherche

Aristova développe sa propre théorie artistique de l’inconscient. Selon elle, le chemin qui mène aux émotions est unique et impossible à dupliquer. « Les émotions ne peuvent être travaillées artificiellement ». Pour s’épargner une dépression, elle décide de sortir de cet univers noir et métaphysique. La fin du fade, le retour à la simplicité la séduisent. Elle ajoute à sa palette, en plus de la musique et des yeux bandés (exposition David Cha, 2022), la danse. Peindre en dansant, pourquoi pas.

C’est le thème de sa nouvelle série « Oasis ». L’artiste pousse Polo and Pan dans ses écouteurs. Ce groupe de musique électronique lui sert de diesel. Chaque toile de sa nouvelle série correspond à un morceau de Polo and Pan. L’une d’entre elles, accrochée sur un mur du salon, mêle les couleurs de la nuit et de l’or. Il s’appelle Le Pèlerin. « Nous sommes tous les pèlerins de notre vie », prononce Aristova dans un souffle. Dans chaque œuvre, l’artiste s’amuse à trouver des artefacts : là un poisson, ici un oiseau. Elle se promène dans son atelier comme on visite une exposition. Les tableaux font jaillir leurs couleurs hors les murs. Son rêve, semble-t-il, serait d’oublier qu’elle en est l’auteure pour prendre son inconscient par surprise.

Pèlerin, Ekaterina Aristova, 2022. Huile, pastel gras, acrylique sur lin naturel. 100x74cm. Courtoisie de l’artiste.

Pour aller plus loin :

Le site d’Ekaterina Aristova : https://www.aristova.fr/

Le compte Instagram : https://www.instagram.com/kate.aristov/

Vidéo de création de la nouvelle série : https://www.youtube.com/shorts/flOW9uKm91k

Crédit photo de couverture : Ekaterina Aristova photographiée par Ella Miller au musée d’Art moderne de Paris. Courtoisie de l’artiste.

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