«J’ai fais (sic) rayonner la langue de Molière» déclare Olivier Norek sur une publication Facebook, le 12 novembre, sans s’apercevoir qu’il vient précisément de la faire souffrir par une faute grossière. Depuis, la faute a été corrigée, mais pas la vaine prétention qui exsude de cette phrase. On ne peut pas tout modifier. Car il y a désormais un livre, bel et bien réel, lui, qui a été commis et ne pourra pas disparaître par un simple artifice numérique : Les guerriers de l’hiver.
Un roman plébiscité par le grand public
Le pavé de Norek connaît un franc succès. Au-delà des ventes stratosphériques – aussi bien en France qu’en Finlande – les lecteurs savourent un récit qui ressemble en tous points à un script de film d’action. On est plongés dans un long-métrage haletant, entre le 1917 de Sam Mendes et le Stalingrad de Jean-Jacques Annaud. Il faut reconnaître aussi le timing savamment choisi de sa publication, en plein enlisement du conflit russo-ukrainien. Chaque ligne de ce livre est d’ailleurs écrite avec la volonté de faire écho au temps présent. Distinguer la valeureuse défense d’un pays face à l’agression injustifiée d’un ennemi. Sans peur de sombrer dans la facilité du thème consensuel.
Et pourtant, quand on a passé en revue les raisons de s’extasier, nous aussi, sur le Prix Jean-Giono 2024 et le prix Goncourt des Lycéens 2024, il demeure en bouche une certaine amertume. Un dégoût. Une stupéfaction.
Comment Olivier Norek a-t-il pu balayer la réalité historique si violemment pour n’en conserver en fin de compte qu’une héroïsation aveugle de la Finlande, à une époque, celle qui précède la Guerre de continuation, où tant de taches sombres noircissent son Histoire ?
Mannerheim, le grand ami de Hitler
Il est aisé, pour un écrivain à succès du 21e siècle, de comparer les masses soviétiques envoyées à l’abattoir à un troupeau d’animaux qu’il faudrait chasser, dont les veines seraient remplies d’eau-de-vie pour combler un courage défaillant, des benêts superstitieux chassant les mouches à la mitrailleuse pendant qu’un élégant sniper, pétri de principes, dézingue presque sans le vouloir plus de 500 soldats du bout de son fusil. C’est relativement simple, puisque le lecteur plussoie ce manichéisme bien agencé pour des raisons littéraires. Mais définir un camp du bien et un camp du mal dans ce contexte est-il bien sérieux ?

Est-il bien sérieux de dépeindre le maréchal Carl Gustav Mannerheim en honnête «père de la nation» agressée, quand on sait qu’il a soumis la Pologne, l’Ukraine et la Roumanie pour le compte du tsar russe Nicolas II dans les années 1910 ? Qui est Mannerheim ? Olivier Norek n’a sans doute pas étudié suffisamment sa biographie, quand il en fait un charitable dirigeant militaire.
Parce que Mannerheim est précisément l’homme qui a tendu la main à l’Allemagne nazie au lendemain de la guerre d’Hiver. C’est lui qui a accepté que le Reich vende des armes à son pays en échange d’un libre accès des troupes allemandes dans l’isthme de Carélie, dans le cadre de l’opération Barbarossa. C’est lui qui, en 1942, à l’occasion de son 75e anniversaire, reçoit la visite personnelle du chancelier Hitler, avec qui il s’entretient longuement avant d’échanger des présents ; et c’est toujours Mannerheim qui se rend la même année dans la Tanière du Loup puis dans le pavillon de chasse de Göring.

La Finlande, ultranationaliste, a activement collaboré
Est-ce bien raisonnable de taire soigneusement les exactions de cette Finlande alliée au nazisme, juste pour mieux l’héroïser ? N’a-t-elle pas livré des milliers de prisonniers de guerre aux Allemands ? N’a-t-elle pas livré des centaines de Juifs ? Tout cela est pourtant documenté par les travaux des historiens. Cette Finlande n’utilisait-elle pas depuis 1918 la croix gammée comme symbole de son armée de l’air et n’a-t-elle pas attendu 2024 et son entrée dans l’Otan pour retirer cette même croix gammée de ses avions militaires ? Contrairement à ce qui est répété à ce sujet, la croix gammée finlandaise est bel et bien un symbole nationaliste qui est né au début du 20e siècle. Choisie en 1918, elle rend hommage à Eric von Rosen, un pilote nazi ayant fondé Nationalsocialistiska Blocket et par ailleurs beau-frère d’un certain… Hermann Göring. Aujourd’hui encore, la Finlande joue avec les dates pour affirmer qu’en 1918, Hitler n’avait pas encore fait de la svastika un symbole nazi.

S’allier au Reich, quand on sait que le Reich a mis sous son joug presque tous les pays de l’Europe de l’Est, et, dans le même temps, se réclamer de l’indépendance des peuples, c’est incompatible. Incohérent. Envahir l’Union soviétique en 1940 dans le cadre d’une alliance avec Hitler et, dans le même temps, dénoncer l’impérialisme, c’est incompatible aussi. Oui, la Finlande est une nation en lutte – non, elle n’est pas une nation innocente ou vierge de toute faute morale et elle ne mérite pas un panégyrique.
La Finlande de 1940 a collaboré diplomatiquement, économiquement et militairement avec l’Allemagne nazie.
Héroïser les victimes du conflit
Olivier Norek fait de Simo Hayhä le symbole de la résistance finlandaise. Pourquoi pas. Ce tireur d’élite aurait tué à lui seul un très grand nombre de Soviétiques. Le chiffre exact est débattu par les historiens, mais il aurait plusieurs centaines de morts à son actif. Norek le décrit d’abord comme incapable de tuer un autre homme (il en serait trop affecté), jusqu’à être mu par la colère, par la folie même, avant de ne devenir qu’un assassin froid et indifférent : le cheminement est intéressant. Il nous dresse le portrait d’un homme qui, terrifié par les morts qu’il cause, finit par être fier de sauver son pays en endossant le rôle du sniper le plus meurtrier de l’Histoire.
Sur le plateau d’une émission littéraire, Olivier Norek dit : “Il a tiré avec son âme, il a tiré avec son cœur“.
La réalité est toute autre. Cet homme, qui a payé un lourd tribut en ayant la mâchoire déchirée et un handicap l’ayant suivi jusqu’à ses 96 ans, a été traumatisé par le conflit et a vécu sa vie en solitaire, incapable de nouer la moindre relation intime. Il n’a pas été fier de distribuer la mort, ni motivé par la vengeance, loin de là. Par quoi était-il animé, au fond ? «J’ai fait ce qu’on m’a ordonné», répond-il, lapidaire, en 2001, peu avant sa mort. Il était juste soldat. Comme tous les autres : Onni, Toivo… Les soldats sont avant tout des victimes de la folie des hommes.

Il n’y a aucun mérite à tuer. Les soldats de Hitler, ceux de Staline aussi, ne faisaient que ce qu’on leur a ordonné. Faire d’une victime un héros est déplacé.
Olivier Norek a quand même le toupet de citer comme une référence le maréchal Mannerheim dans La Grande librairie : “Si les Russes ne sont pas arrivés à nous battre pendant 105 jours (sic) qu’ils ont buté devant un mur de glace, c’est tout simplement parce que les Russes écoutaient un ordre, alors que les Finlandais se battaient pour leurs fermes“. Citer cette phrase est doublement problématique : d’abord parce qu’elle est proférée par un allié des nazis, secondement parce que le héros du roman, Simo, a lui-même confessé n’avoir fait qu’obéir aux ordres.
L’épilogue liant le héros du livre à Kekkonen : un silence gênant
Deux autres remarques sur le traitement de Simo Hayhä. Il aurait fallu éviter de lui coller pendant tout le live ce surnom de «Mort blanche» qui ne lui a jamais été donné avant les années 1980 dans des romans d’auteurs finnois. Ce surnom, pendant la guerre, désignait uniquement le grand froid. C’est un détail.
De plus, pour son confort personnel, l’écrivain aurait pu éviter l’épilogue relatant l’amitié entre Simo Hayhä et le président finlandais Urho Kekkonen. En effet, ils furent de grands amis après la guerre et chassaient l’élan ensemble. Le fait d’évoquer cette amitié sans rappeler qui était vraiment Kekkonen plonge une fois de plus Norek dans le pétrin.
Pourquoi ? Parce que Urho Kekkonen n’est pas quelqu’un de très fréquentable. Ancien membre de l’AKS, organisation ultranationaliste prônant l’avènement d’une Grande Finlande et la domination des authentiques Finlandais, il a commencé sa carrière en tant que policier, principalement connu pour ses interrogatoires très brutaux envers les opposants politiques. En 1938, alors qu’il était ministre de l’Intérieur, il a refusé l’entrée sur le territoire du navire Ariadne, qui transportait des réfugiés juifs venus d’Autriche, les promettant à un sombre avenir. On a appelé ces réfugiés «les Juifs de Kekkonen». A l’automne 1942, alors qu’il est un haut dirigeant dans le gouvernement de collaboration, il propose la création d’un camp de travail forcé pour les Roms (aussi bien les hommes que les femmes). Le camp ouvre en janvier 1943 et fait de trop nombreuses victimes. Ironie de l’Histoire, c’est le même Kekkonen qui sera chargé des procès des crimes de guerre et qui finira par être la marionnette des Soviétiques dans l’après-guerre.

Alors oui, Simo Häyhä et Urho Kekkonen furent de grands amis, mais le rappeler n’est pas très judicieux quand on veut faire du premier un héros de la Seconde Guerre mondiale.
Pour conclure, les Guerriers de l’Hiver est un roman qui tresse une trop belle couronne de lauriers à un peuple qui a créé juste après les événements relatés un bataillon de volontaires au sein de la Waffen-SS, la SS Panzer Division «Wiking» qui a fonctionné pendant deux longues années, de 1941 à 1943. Le bataillon, qui comprend plus d’un millier de Finlandais, écrase, avec les nazis, toute résistance aussi bien Ukraine, dans la région de Kharkov, mais aussi dans tout le Caucase.
En 2019, le gouvernement finlandais a enfin reconnu les milliers de crimes de guerre commis pendant cette terrible époque par les Finlandais. Notamment les crimes de masse commis contre les Juifs.
Et c’est précisément cette Finlande de 1940 qu’Olivier Norek a choisie pour faire écho à la résistance ukrainienne actuelle. Mauvaise blague.





