Pierre le Grand, la face sombre d’un tsar addict aux orgies


Histoire / vendredi, novembre 1st, 2024

Quand il accède au pouvoir, après l’éviction de la tsarevna Sophie, Pierre le Grand ne montre aucun goût pour la gestion du gouvernement. Il laisse le champ libre à quelques boyards, au patriarche et à la Douma, pourtant peu inspirés, pour réformer et faire avancer la Russie. Lui est très vite accaparé par sa vie personnelle, qui se partage entre sa femme Eudoxie, très pieuse et soumise, qui vient de mettre au monde un enfant, et ses moments de débauche dans le Faubourg allemand, où il est connu sous le nom de “Herr Peter”.

C’est dans cet endroit que Pierre découvre les banquets interminables et les bordels huppés. Des femmes de joie sont mises au service d’hommes complètement ivres et brutaux, ce qui conduit nécessairement à des bagarres et même des crimes de toutes sortes.

L’initiation aux plaisirs chez François Lefort

Pierre fait alors la connaissance d’un marchand suisse, François Lefort, qui l’invite régulièrement chez lui pour fumer, boire, débattre, manger à s’en faire exploser la panse, et parfois se battre. Peu à peu, le tsar invite d’autres personnes à rejoindre leur table, et fait même agrandir à ses frais la maison de Lefort pour organiser des fêtes plus impressionnantes encore.

Désormais, ces bacchanales durent quatre jours et sont présents des grands seigneurs russes. On y donne des bals, des feux d’artifices remplissent le ciel, et les plus belles femmes écossaises, allemandes ou hollandaises sont présentées aux joyeux lurons qui tentent de les détourner. “Certaines d’entre elles sont peu farouches et se laissent trousser sur un coin de table“, détaille Henri Troyat dans sa biographie du tsar.

C’est dans cet univers que Pierre le Grand tombe sous le charme d’une femme, et plus particulièrement la maîtresse de François Lefort. Elle s’appelle – ou plutôt se fait appeler – Anna Mons de La Croix mais n’a rien d’une noble ; c’est la fille d’un aubergiste allemand, elle est analphabète et sert la bière dans l’auberge paternelle. Pierre n’en a cure et, avec l’accord de son ami suisse, trompe joyeusement sa femme dans les bras de cette jeune fille, la couvrant de cadeaux et de promesses. Quand il s’ennuie, il trompe jusqu’à sa propre maîtresse par d’autres filles.

Les sanglantes Batailles avec Ivachka Khmelnitzki

Insatisfait par ces petites festivités gaillardes, le tsar décide de leur donner un nouvel éclat et les baptise “Batailles avec Ivachka Khmelnitzki” (khmelnoï signifie “ivre”). Parfaitement ivre, Pierre se montre brutal avec les convives, il les gifle, leur arrache la perruque ou se contente de leur cracher dessus – évidemment, personne ne rétorque. Mais quand un saoulard ose se défendre, il peut dégainer son épée et blesser ou tuer le rebelle.

Ces Batailles sont rendues plus grandes et inquiétantes par les fameux feux d’artifice du tsar. Pierre a en effet appris la pyrotechnie auprès de Gordon, l’un de ses amis écossais. Le visage noirci par la poudre, il fabrique ses propres fusées et donne ses propres spectacles. Mais cela n’est pas sans risque. Un gentilhomme est tué lors de la retombée d’une fusée. Une autre fois, trois ouvriers sont tués et un noble a le visage brûlé.

Quand il n’est pas satisfait par la brutalité de ces agapes, Pierre le Grand organise des simulacres de batailles militaires dans une petite forteresse qu’il a fait construire. Combien de blessés, de brûlés, de morts (citons celle du prince Ivan Dolgorouki) dans ces escarmouches fictives et cruelles ! Victime de sa folie des grandeurs, le tsar, tel un enfant sadique et capricieux, organise des guerres toujours plus grandes. Les dégâts sont toujours plus coûteux.

Un désir insatiable qui vise aussi les jeunes hommes

Très porté sur les femmes, Pierre ne semble pas non plus rebuté par les hommes. On affirme que le grand Menchikov, anciennement pâtissier, aujourd’hui affublé de somptueux vestons militaires pour les fausses guerres du tsar, est en réalité un “mignon” destiné à ses plaisirs secrets. Tout autour du souverain on aperçoit des pages à moitié dévêtus, des jolis jeunes hommes pouvant le satisfaire. Le vice-amiral Villebois, d’origine bretonne, le relate dans ses mémoires : Pierre “était un vrai monstre de luxure et, quoique laborieux, il s’abandonnait parfois à des accès de fureur amoureuse dans lequel l’âge et le sexe même lui importaient médiocrement“.

Le tsar Pierre était sans doute le plus illisible des tsars. A l’un de ses favoris, il écrit des lettres qu’il signe “le très obéissant esclave : Pierre” ; à un autre, à l’inverse, il profère des menaces en lui appliquant la main sur le front : “Ô tête, ô tête ! Si je ne te savais pas si habile, il y a longtemps que je t’aurais fait couper !“. Face à ses sautes d’humeur, personne ne peut rien : il faut accepter, se rendre aux banquets, rire et boire avec lui. C’est la seule loi qu’il veille à faire respecter dans le pays.

Le Concile de la grande bouffonnerie

Pierre le Grand commence à trouver les festins chez Lefort trop petits, trop ridicules ; il est le tsar de toutes les Russies, quand même ! Il décide donc de leur donner une forme institutionnelle. C’est la naissance du “Concile de la grande bouffonnerie”, parfois appelé “Conclave burlesque”. Au sommet de la pyramide, un “prince-pape” ou “prince-patriarche”, qui n’est autre que Nikita Zotov, l’ancien précepteur du tsar, un ivrogne notoire. Sa mission est d’organiser des orgies à la gloire de Bacchus. On lui donne un palais, un salaire démesuré et douze domestiques, qui ont tous un point commun : ils sont bègues. Ce prince-pape muni d’un sceptre en fer-blanc tient des discours où se mêlent grossièretés et citations de la Bible. Les convives sont bénis : ils s’agenouillent devant lui et reçoivent des coups de vessie de porc sur le crâne. Alors qu’on embrasse des statuettes de Bacchus nu, qu’on danse en tenues sacerdotales, le tsar se fait appeler archidiacre et se ruine dans l’alcool.

On initie les nouveaux venus. Il faut se rendre au Vaticanum, siège du souverain bouffon, pour lui rendre hommage. Une question lui est posée : “Bois-tu ?“. On demande à l’initié d’ouvrir la bouche pour recevoir des flots de vodka. Puis, au rythme du tambour, une procession s’organise où se mêlent des porcs, des boucs, des bœufs… et même des ours ! Un aéropage de nains et de fous s’agite autour du cortège. Ils prononcent des obscénités et donnent à boire toujours plus d’alcool.

Le sommet de cet art de la débauche a lieu à Noël. Le prince-pape est porté sur un tonneau par douze hommes chauves. Il est coiffé d’une mitre et porte un habit orné de cartes à jouer. Derrière lui, des faux cardinaux sont montés sur des bœufs et agitent des bouteilles. D’autres ont grimpé dans des traîneaux tirés par des cochons, des ours et des chiens. Ils crient des injures. Certains pensent que le tsar est l’Antéchrist. Comment peut-il s’affranchir de toute morale chrétienne ?

L’avènement d’un tsar à l’esprit malade

Cette excentricité a failli coûté la vie à Pierre le Grand, victime d’un complot juste avant son départ pour l’Europe de l’Ouest. L’objectif des conjurés était simple : punir le tsar de sa conduite antichrétienne. Cette tentative d’assassinat intervenait alors qu’il cessait enfin d’organiser des cérémonies de débauche quotidiennes et comptait visiter l’Europe pour s’instruire. Tout cela ne l’empêchera pas, une fois réellement investi dans les affaires du royaume, de conserver son caractère impie, violent, fasciné par le sang et obsédé par le sexe.

Une dernière anecdote peut montrer la folie d’un tsar que rien ne retient. Alors qu’il assiste à une dissection dans la salle d’anatomie d’Herman Boerhaave, il est bouleversé par ce corps inerte dont les organes sont mis à nu. Déçu par le manque d’intérêt de deux boyards, il les force à mordre le cadavre à pleine dent. Et au cours d’anatomie de Frederick Ruysch, il est si émerveillé devant le cadavre d’un enfant qu’il l’embrasse avec effusion. Voilà, aussi, qui est Pierre le Grand.