INTERVIEW GRAND FORMAT – Pierre Sautreuil, jeune journaliste, vient de publier Les guerres perdues de Youri Beliaev aux éditions Grasset. Il raconte le conflit ukrainien à Lougansk, au cœur du conflit, dans laquelle se détache un personnage haut en couleurs : Youri Beliaev. Qui est ce chien de guerre vieillissant, ancien flic de Pétersbourg, mafieux puis convoyeur de soldats russes lors du conflit yougoslave ?
Qu’êtes-vous allé faire en Ukraine, aussi jeune (21 ans), en plein conflit [2014-15] ?
Je me trouvais alors à Moscou, où je travaillais pour le Courrier de Russie. Mon stage devait durer trois mois, il n’en a duré qu’un : leur ligne éditoriale ne me convenait pas. Trop proche de la ligne officielle. Ils m’ont sucré mon visa, et je devais trouver une occupation. Des amis m’ont conseillé de faire des piges en Ukraine, et c’est ce que j’ai fait.
Vous avez un faible pour le reportage de guerre ?
Non, pas davantage pour ce type de journalisme que pour un autre. Cette immersion en Ukraine n’était pas préméditée. (Il réfléchit) Je reviens d’un séjour au Mexique, où j’ai enquêté sur le narco-trafic. Je pense que, comme tout le monde, j’ai une certaine fascination pour la violence. Ce n’est pas du voyeurisme, c’est un objet d’étude qui en dit long sur le fonctionnement des sociétés.
Sans préméditer non plus votre livre, vous avez commencé par faire des piges…
Je suis arrivé dans le pays juste après Maïdan [février 2014]. Les révolutionnaires étaient en train d’enterrer les personnes tuées lors des affrontements à Kiev. Par la suite, au cours de l’été, j’ai rédigé des articles pour Le Monde et Vice. Ma première grosse enquête, parue dans Le Monde, portait sur les Français qui partent combattre aux côtés des séparatistes pro-russes.
Même un journaliste est en danger sur le front. Vous n’avez jamais eu peur ?
La zone de guerre est très dangereuse. Il m’a fallu traverser des no-man’s-land, affronter les menaces directes de certains combattants. Sur le front de Donetsk, par deux fois, j’ai manqué de me prendre un tir de roquette. C’était au moment où les vidéos des décapitations de l’Etat islamique circulaient. Le soir, on cogite… Les séparatistes, qui préfèrent apparaître comme victimes que bourreaux, n’auraient pourtant jamais fait de telles choses, mais cela ajoute à l’angoisse.
L’élément déclencheur de votre livre est cette rencontre avec Youri Beliaev. Qui est-il ?
C’était le conseiller d’un seigneur de guerre sur lequel j’enquêtais, il se faisait appeler le Chat. Son parcours est passionnant. Ancien flic à Léningrad [Saint-Pétersbourg, sous l’URSS], il a ensuite monté un réseau mafieux, puis est parti en Serbie pendant le conflit yougoslave, où il acheminait des combattants russes. Il a trempé dans tout ce qu’il y avait de plus crade au cours des années 1990.
C’est cela qui vous a intéressé chez lui ?
Il symbolise le délitement de la Russie sous Eltsine. Les valeurs de coopération et d’entraide… tout s’effondrait. Et quand tout disparaît, qui prend le pouvoir ? Qui profite du chaos ? C’est un peu la réflexion du livre.
Qu’avez-vous découvert grâce à lui ?
Au début du conflit, on avait l’impression que deux blocs se faisaient face : Ukrainiens et pro-russes. Or, au sein des camps, que ce soit à Lougansk ou à Donetsk, il n’y avait aucune autorité verticale respectée. Il n’y avait que des seigneurs de guerre qui se battaient pour l’hégémonie. Youri, comme d’autres, m’a présenté leurs antagonismes.
Avec le recul, que pensez-vous de Youri Beliaev ?
Son côté humain m’a marqué. Dans le livre, je m’attarde sur la relation que j’ai tissée avec lui. Avec la vie rocambolesque qu’il a eu, j’ai compris que ça valait plus qu’un article. Il représente l’exaltation belliqueuse de la grandeur russe.
Le conflit ukrainien a duré bien après votre départ. Pensez-vous qu’il trouve une issue ?
Non, le conflit me semble volontairement gelé. La Russie souhaite s’en servir comme d’une menace qui plane sur l’Ukraine, comme elle a fait avec la Géorgie ou la Moldavie. D’où la frustration de certains pro-russes, plus royalistes que le roi, qui ne voulaient pas respecter le cessez-le-feu mais établir un vrai Etat russophone sur tout le Sud-Est ukrainien.
Quelle est votre vision de la Russie ?
C’est un terrain de jeu intellectuel fantastique quand on aime l’histoire et les sciences politiques. En ce moment, le pays est à l’avant-garde de la régression autoritaire. Le contrôle de la mémoire, lors des fêtes nationales, l’illustre bien. Le statut quo poutinien est érigé en dogme.
Vous n’y êtes pas allé parce que vous aimiez… (il interrompt la question)
Je n’aime pas la Russie parce que, enfant, j’aurais lu l’intégrale de Dostoïevski, je n’ai pas de fascination pour ce pays ! En France, on a une vision presque mystique de « l’âme russe », teintée d’un certain orientalisme. Je ne crois pas en une prétendue âme des nations. La Russie a une société comme toutes les autres, avec des spécificités, une culture et des pratiques qu’on peut déconstruire intellectuellement. Elle n’est pas différente « par nature » de nos sociétés occidentales. L’idée relativiste qui voudrait que la Russie ne puisse pas se comprendre est dangereuse. Affirmer comme Churchill dans un cliché archi-répété, que “la Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme“, c’est de la paresse intellectuelle et de l’inconséquence. Ce genre de clichés permet de maintenir l’idée que la Russie est imperméable aux valeurs universelles, car différente par nature.
Propos recueillis par Paul LEBOULANGER
Un morceau d’Ukraine
SAUTREUIL Pierre, Les guerres perdues de Youri Beliaev, 2018, éditions Grasset
Les guerres perdues de Youri Beliaev se lit comme un roman. On suit, jour après jour, le périple du jeune journaliste Pierre Sautreuil dans la fournaise ukrainienne. On découvre pas à pas le personnage de Youri, fasciste sur le retour, tout à fait égaré dans un siècle qui n’est plus le sien. L’auteur plonge dans l’intimité des chefs de guerre séparatistes, s’extirpe des pattes de nationalistes français aigris, avant de trinquer avec des journalistes russes un peu trop curieux. L’écriture est vive, nerveuse, parfaitement adaptée à son sujet. Récompensé en 2015 par le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre, Pierre Sautreuil ne mâche pas ses mots quand il évoque la crudité de la guerre. Précis dans l’analyse, captivant dans le récit, intrigant par sa forme : c’est le livre sur l’Europe de l’Est à ne pas manquer.