Eric Rousseau, inspecteur de l’Education nationale, s’est rendu à Moscou en 1992 pour superviser la création d’une école maternelle franco-russe. Plus de 25 ans après, en février 2018, il y est retourné pour fêter sa retraite. Grâce à ses notes de voyages et ses photographies, il a décrit l’évolution du pays de la Perestroïka à Poutine.
Années 1990 : « Les gens vivaient mal, mais la Russie était belle »
« J’étais à Berlin lors de la chute du mur, en Grande-Bretagne pendant les Malouines, aux Etats-Unis lors du lancement d’Internet à haut-débit, et me voici en Russie lors de la Perestroïka », ironise Eric Rousseau, qui se demande s’il n’est pas l’élément déclencheur de tous ces phénomènes historiques. En 1992, le voilà fraîchement parachuté à Moscou pour veiller à un projet d’école maternelle bilingue. Comme tous les Occidentaux à cette époque, il est cloisonné dans un « ghetto diplomatique » où il réside avec sa compagne. « Dans notre appartement, nous avions encore les micros cachés de l’époque soviétique ». Fonctionnaient-ils ? Impossible de le savoir, mais dans cette Russie chaotique et fracturée (c’est l’époque du démantèlement), les réflexes sécuritaires de l’Etat sont encore bien ancrés.
La journée, travail ; le soir, virées au Bolchoï. Eric Rousseau remarque très vite la misère profonde dans laquelle le pays est tombé. « Je suis arrivé en 1992, lorsque 16 roubles valaient un dollar. Quand je suis reparti, trois ans plus tard, il fallait 16 500 roubles pour la même somme ». Il est frappé par la pauvreté des gens, obligés de vendre leurs propres meubles dans la rue, tenir des boutiques où pendent des poissons séchés, du Coca-Cola… « Tout le monde voulait du Coca ! Le pays s’américanisait », se rappelle l’inspecteur. Dans les années 1990, « les gens vivaient mal, mais la Russie était encore belle ». Eric Rousseau est admiratif : dans le métro, les gens lisent Victor Hugo ou Fédor Dostoïevski.
- Un matin, Eric Rousseau boucle le nœud de sa cravate. Par la fenêtre, il aperçoit un tank. Puis un autre. Il penche la tête pour observer la rue. C’est tout un bataillon qui se dirige vers le Parlement. L’armée russe affiche son bras de fer avec le gouvernement dans les rues de la capitale. En dix jours, 300 morts, dont un voisin d’Eric Rousseau. « C’était un journaliste irlandais qui travaillait pour une télévision allemande. Il était parti couvrir l’événement…» Le couple de Français n’a alors aucune idée que c’est la grande Histoire qui se joue, que la Russie bascule dans un nouveau monde. L’inspecteur de l’Education nationale n’a alors pas d’avis politique sur la Russie. « On savait qu’il y avait des exagérations dans les médias français, mais aussi du côté communiste. Sur place, nous avons été surpris : c’était un pays agréable. Et surtout, avec un excellent système éducatif ».
Aujourd’hui, Eric Rousseau comprend ce qui se jouait. Après la chute de l’URSS, les Russes de toutes les républiques indépendantes deviennent des étrangers et leur niveau de vie baisse de manière drastique. « Ils avaient faim, froid, honte et peur. Nous ne les avons pas aidés, nous n’avons pas été généreux. Et je crois que quand on humilie un adversaire, ça nous retombe dessus quelques années après ».
Février 2018 : « On assiste à la renaissance de la Russie dans tous les domaines »
Eric Rousseau a reçu de la part de ses collègues un sacré cadeau pour célébrer sa retraite : un voyage. Avec sa compagne, il décide de retourner en Russie. « Ce pays, c’est marquant », dit-il en portant la main à son cœur. Arrivé à Moscou, il retrouve ses anciens amis. Parmi eux, une professeure de psychologie qui s’occupait des relations presse du Parti communiste, et une grande physicienne qui a œuvré à l’élaboration de la bombe H.
L’architecture bluffe complètement le nouveau retraité. Les gratte-ciels ultra modernes, les « bâtiments connectés », un immense aquarium de 15 étages planté au cœur d’une galerie commerciale… « Tout le monde appelle son taxi avec un smartphone. A côté, je trouve New York ringardisé », s’amuse Eric Rousseau. Dans les rues, les gens parlent du Mondial de football qui approche à grands pas, fiers d’accueillir les supporters de toute la planète. On grignote rapidement dans les sandwicheries qui imitent le style soviétique, où les serveurs sont (trop) aimables, on ne prend plus le temps de lire (d’ailleurs, les livres ne sont plus beaux ni intéressants). « On consomme les anciens plats qu’on mangeait sous l’URSS. Ce n’est pas de la nostalgie politique, c’est plutôt pour dire : notre enfance, c’était ça ! », estime Eric Rousseau.
Dans l’administration, pareil. Mille changements sont survenus. Là où il fallait enchaîner dix bureaux pour obtenir un visa et passer la frontière entouré de mitraillettes, il suffit de quelques clics, un ou deux papiers. Tout ? Non, pas pour la santé, par exemple. « Si vous n’êtes pas aidé par votre famille, c’est compliqué de vous faire soigner, résume le retraité. En quelques années, les inégalités sont devenues de plus en plus fortes. On leur a promis la liberté, ils ont eu le libéralisme ». Eric Rousseau a revu une amie qui vendait des jouets en bois sur le marché. Sa vie n’a pas évolué. Maintenant, elle vend des disques vinyle.
Certes, l’économie, c’est autre chose que dans les années 1990. « On assiste à la renaissance de la Russie dans tous les domaines. C’est un pays qui va beaucoup compter à l’avenir. C’est l’humiliation subie sous Eltsine qui leur donne le goût de la revanche. » Dans les rues, les femmes s’habillent avec des vêtements très chics, les hommes ne cessent de critiquer Gorbatchev, « le traître ». Alors qu’ils ont massivement voté pour Vladimir Poutine en mars, les Russes crachent sur les dirigeants faibles ou les oligarques à la solde de l’Ouest.
La gauche a disparu, les politiciens d’extrême droite gagnent du terrain. Et surtout dans les milieux aisés. « Une jeune fille de bonne famille, que l’on connaît bien, tient des propos absolument déroutants sur les Tchétchènes et les populations du Sud de la Russie », s’étonne l’ancien fonctionnaire. Le Mondial, cet été, sera l’occasion d’effacer l’image négative du pays, récemment renforcée par l’affaire Skripal.
Paul LEBOULANGER
Eric Rousseau a écrit une nouvelle, lors de son premier voyage, dans les années 1990. Inédite jusqu’alors, elle sera publiée… sur L’Ours Magazine !