L’oreille penchée vers son accordéon, comme pour mieux sentir la mélodie, il sourit tendrement. Jean-Marc Torchy est sans doute l’un des accordéonistes les plus célèbres de France. Il est là, assis sur un petit tabouret, en plein milieu du pont Youri Gagarine, dans la banlieue montpelliéraine. Autour de lui, une chanteuse russe, un guitariste à la chemise jaune et aux lunettes de soleil vintage, et un contrebassiste à la tignasse poivre et sel. C’est le groupe Odessa. « J’en fais partie depuis un an », dit Jean-Marc, qui semble épanoui. « J’aime la musique slave, elle me parle », dit d’une voix rêveuse le musicien, disque d’or avec un répertoire d’accordéon tzigane.
Il admire le ciel et se réjouit de l’automne indien qui couve l’Hérault. « C’est un temps idéal pour le concert ». Autour du groupe de musiciens, les invités commencent à affluer. Pourtant, personne ne regarde Torchy et son équipe. Tous ont l’œil happé par les contours d’une statue, cachée sous un drap. C’est Youri Gagarine. Son corps sculpté sera dévoilé par une délégation franco-russe. Philippe Saurel, maire de Montpellier, serre la main de représentants de la Douma, le parlement moscovite.
Jean-Marc Torchy regarde avec curiosité. « Vous pensez qu’il y aura du monde ? », demande-t-il, inquiet. « En Russie, j’ai un ami qui attire toujours un millier de personnes, rien qu’avec son accordéon. Là-bas, ils ont l’amour de la culture ». Il évoque avec nostalgie son passé, ses études sur les compositeurs soviétiques. Il révise « Katyusha », la valse n°2 de Shostakovitch, et préfère regarder l’horizon que le discours des orateurs.
« En Ukraine, les gens ne peuvent pas vivre sans musique »
« Je trouve cela génial, cette inauguration sur le pont. C’est une belle initiative », affirme-t-il, avant de revenir sur ses voyages à l’Est. « Quand j’étais en Ukraine, il y a cinq ans, j’ai trouvé un pays de rêve. Les enfants ne peuvent pas vivre sans musique. Dans les facultés, dès 10 heures du matin, on se met à jouer ! Et ils sont talentueux ! », s’enthousiasme le musicien avec humilité.
Depuis un an, Jean-Marc Torchy a arrêté ses tournées à travers l’Hexagone. « J’en ai eu un peu marre de faire danser les petites vieilles dans les bals », dit-il. « Avec ce groupe, je suis libre ». La chanteuse, Ludsia Gibadullina – très connue en Russie – gambade entre les journalistes et ne répond qu’aux médias russes. « Je ne parle pas sa langue », explique l’accordéoniste en réajustant son pupitre. « Si elle ne me comprend pas, elle se débrouille. Et inversement. L’alcool et la musique se chargent de traduire ». Il se souvient de son arrivée à Kiev : pas un sou, étranger et pourtant accepté. « En France, on ne m’aurait jamais donné à boire ».
Le guitariste à la chemise flashy se lève et serre des mains. Torchy est toujours assis, il regarde de loin. Les invités se dirigent vers le buffet. « Montpellier et Béziers comptent une forte communauté russe », explique-t-il en désignant les 300 personnes, toutes sur leur trente-et-un. L’accordéon se tait depuis un moment. Il se repose avant le grand concert. « Ecoutez ce silence, lâche son propriétaire. On n’entend même pas les voitures qui passent ». Le vent fouette les cheveux de la chanteuse. La joue de l’accordéoniste est toujours inclinée et collée à l’instrument, qu’il câline silencieusement.
Paul Leboulanger