La fin du ballet russe traditionnel
Dos droit, bras rigides, les ballets de chorégraphes russes étaient auparavant caractérisés par des mouvements centrés autour des jambes et des pieds, avec un dos statique et une chorégraphie géométrique presque « mécanique » bien que gracieuse.
Casse-Noisette, chorégraphié en 1891 par Michel Petipa sur la musique de Tchaïkovski, en est un bon exemple. Les petits pas frénétiques des ballerines contrastent avec la rigidité des bras tendus au-dessus de leur tête bien droite. Qui plus est, on ne pouvait pas conférer à ces ballets une identité russe à proprement parler.
Les Danses polovtsiennes par Fokine
De ce point de vue, les Danses polovstiennes (inspirées du Prince Igor de Borodine) marquent une véritable rupture. Chorégraphiées par Michel Fokine pour la première saison des Ballets russes, on y prend le parti de faire du corps un moyen d’expression à part entière, ce qui se manifeste à travers une attention particulière portée aux mouvements des bras, du dos et du bassin. Pas surprenant, quand on sait que Fokine avait rencontré Isadora Duncan en 1905 !
D’autre part, alors que le ballet traditionnel du XIXe siècle axait la performance technique sur le corps des solistes, celui de Fokine met en avant le ballet tout entier. Celui-ci, tel un corps individuel, doit former un mouvement cohérent et exprimer à travers l’ensemble des danseurs une même émotion, raconter une même histoire.
L’oiseau de feu et le refus d’Ana Pavlova
Pas facile, pour des danseurs de tradition classique, de s’adapter à ces nouvelles formes d’expression ! Certains d’entre eux sont parfois choqués par la modernité des chorégraphies auxquelles on leur demande de participer, ou bien de la musique sur laquelle ils doivent danser, et rechignent à se produire. En 1913, Diaghilev commande à Igor Stravinsky une composition « typiquement russe ». S’inspirant des contes et légendes du pays, en collaboration avec Fokine, il donne naissance à l’Oiseau de feu. Et alors que la célèbre ballerine Ana Pavlova était pressentie pour le rôle principal, celle-ci refuse de se produire, au motif de n’être pas à l’aise avec l’idée de danser sur cette musique radicalement nouvelle.
L’influence du théâtre
Parmi les danseurs ayant fait sécession d’avec le Ballet impérial en 1911, année de création des Ballets russes en tant que compagnie permanente et indépendante, Nijinski compte parmi les plus célèbres et – nous le verrons plus tard – parmi les plus novateurs.
En 1911, Fokine travaille avec lui sur le rôle de Petrouchka, personnage mythique semblable à notre Pierrot occidental. Pour l’élaboration du ballet éponyme, notre chorégraphe effervescent s’inspire système de jeu théâtral mis au point par le comédien russe Constantin Stanislavski. Ce dernier, grand défenseur du naturalisme au théâtre, considérait que l’acteur ne peut « jouer juste » qu’en vivant intensément son personnage et en partageant avec lui son propre vécu d’homme.
L’intériorité et la mémoire émotionnelle apparaissent comme des éléments centraux, en opposition avec la simple imitation, creuse et mécanique, d’un personnage factice. Fokine transpose cette idée au danseur, jouant avec son corps comme s’il était fait de pâte à modeler.
Le public doit pouvoir comprendre la subtilité de chacun des personnages à travers leur danse, le jeu de leur visage et de leur corps, reflets extérieurs d’un intérieur profond et poétique. Dans le rôle de Petrouchka, Nijinski donne alors à voir la fragilité et l’humanité de la marionnette de bois.
Les recherches chorégraphiques de Vaslav Nijinski
« Assez dansé, il est maintenant temps de mettre en scène ! » Telle est la trajectoire du talentueux Nijinski qui, probablement inspiré par les innovations de Fokine, se dit qu’après tout il pourrait tout aussi bien chorégraphier ses propres ballets. Le voilà ainsi lancé dans ses recherches chorégraphiques dont l’une des plus fameuses, L’après-midi d’un faune, dansée sur la musique de Debussy et inspirée d’un poème de Mallarmé, est marquée d’un cachet inédit.
Le concept : imiter, par les corps et les mouvements des danseurs, les représentations picturales figurant sur les vases ou les bas-reliefs antiques grecs. On sort ici de l’imaginaire des steppes pour rentrer dans une recherche esthétique autour du spectacle de danse. Les décors de Bakst sont pensés pour répondre au concept : la scène est coupée en deux dans sa profondeur par le panneau décoratif, ce qui réduit de moitié l’espace disponible sur le plateau (2 mètres !). Les corps des danseurs, pareil à des personnages peints, se découpent et s’animent sur cet arrière-plan mythologique.
Nijinski, danseur en plus d’être chorégraphe de son propre ballet, porte un costume très moulant et transparent. Ses mouvements sont masculins, animaux. C’est la première fois qu’on voit une danse aussi évocatrice sur les planches parisiennes… et l’on s’empresse de crier au scandale. « Accusé d’avoir « offensé la morale », Nijinski s’est empressé de donner satisfaction à M. Paul Souday en supprimant sa « mimique indécente » à la fin du ballet », écrit Henry Gauthier-Villars dans le numéro spécial du Comoedia illustré consacré à L’Après-midi d’un faune.
Démission de Fokine
Face à l’arrivée de Nijinski, qu’il voit d’un mauvais œil, Fokine démissionne des Ballets russes. Son rival audacieux, qui n’a apparemment pas été décontenancé par la polémique suscitée autour de L’Après-midi d’un faune, continue de plus belle avec Le Sacre du printemps. Créé au Théâtre des Champs Élysées le 29 mai 1913, pour la 5ème saison des Ballets russes, ce ballet est dansé sur la musique de Stravinsky.
Il raconte le rite païen célébrant l’arrivée du printemps en Russie, rite au cours duquel une adolescente est sacrifiée en remerciement aux dieux. Tout comme son grand frère, le spectacle de Nijinski fait scandale et est joué seulement 8 fois. Genoux pliés, danse au sol, parallèles, transe saccadée, mouvements bestiaux, toutes ces caractéristiques étaient impensables pour le public de l’époque, qui répond à ce spectacle à coups de sifflements et de hurlements.
Le ballet est rebaptisé « Massacre du printemps ». Et cependant, malgré cet échec cuisant, le thème du rituel et du sacrifice a inspiré par la suite des centaines de chorégraphes en Europe, témoignant de l’influence considérable d’un chorégraphe, mais aussi d’un compositeur, trop en avance sur leur temps.
rédactrice : Victoria Leboulanger
Foire aux questions
Michel Fokine est né le 23 avril 1880 à Saint-Pétersbourg.
Fokine a décidé d’abandonner la direction des Ballets russes suite à l’arrivée de Nijinski, qu’il voyait d’un mauvais œil.
Michel Fokine est l’auteur de Schéhérazade, La mort du cygne ou encore Petrouchka.