Serge Diaghilev, un don pour le mécénat
Né en 1872 dans la région de Novgorod, à l’extrême ouest de la Russie, Serge Diaghilev pousse son premier cri dans une famille de la petite noblesse russe. Élevé par son père, alors producteur de vodka, et par sa belle-mère issue d’un second mariage, il grandit dans la ville de Perm, à 1 500 km à l’est de Moscou. Son éducation n’est pas des plus banales : dans les salons de ses parents, de nombreux artistes vont et viennent chaque semaine, imprégnant de leur passion le chaleureux logis familial. Ainsi, très tôt, le petit Serge s’accoutume et prend goût au milieu artistique et mondain.
En 1890, le jeune homme sort de son cocon pour étudier le droit à Saint-Pétersbourg. Là-bas, par l’intermédiaire de son cousin, il ne tarde pas à entrer en contact avec l’intelligentsia russe et rejoint, à l’âge de 26 ans, une association d’artiste constituée autour du peintre Alexandre Benois. Prénommée Mir Iskousstva (Le Monde de l’Art), cette association donnera rapidement naissance à la revue du même nom.
Bakst et les miriskusnikis
Son objectif est de valoriser, par une série de manifestations et de publications, toutes les branches de l’art russe, incluant les arts « mineurs » comme le décor de théâtre, l’illustration, la couture, les cartes postales, les jeux, etc. Avec son cousin et les miriskusnikis, notamment ses amis peintres Léon Bakst, Valentin Serov et Benois, Serge Diaghilev souhaite ainsi promouvoir les artistes russes à travers le monde et contribuer à un renouveau pictural de l’art russe. Avec une vision bien définie : proposer une alternative au positivisme et à l’anti-esthétisme de la société industrielle moderne.
Tout le paradoxe de Diaghilev est d’avoir suivi une formation en droit sans jamais avoir été juriste, pas plus que peintre ou musicien. À 23 ans, il avait écrit – avec une sacrée lucidité : « Je suis premièrement un charlatan, encore que bien brillant […] il semble que je n’aie aucun talent, mais j’ai trouvé ma vocation ; je vais être mécène. Il me reste à trouver de l’argent. » Mécène et pourtant souvent à court de fonds, cet homme au parcours impressionnant n’était pas prêt d’arrêter de nous surprendre…
Mettre en valeur l’identité russe
Au XIXe siècle, l’influence de la culture française est encore très importante en Russie, notamment dans les milieux aristocratiques : on parle français, on voyage en France, on est déjà allé au moins une fois à Paris. De nombreux artistes ont déjà fait escale dans la capitale pour trouver leur muse.
Malgré cela, Diaghilev est déterminé à faire émerger et à affirmer, à l’international comme au sein du pays, une identité russe dont il trouve la source dans les régions mystérieuses de l’est. Il organise ainsi toute une série d’expositions autour de l’art russe, destinées à un public occidental mais aussi aux Russes eux-mêmes, dans un souci de sensibilisation à la richesse de leur propre culture.
De la peinture à la danse
À Paris, ses expositions s’inscrivent dans des mouvements avant-gardistes : en 1906 par exemple, il organise une exposition d’art russe au Salon d’Automne, salon créé au Petit Palais quelques années auparavant par un groupe d’artistes (Matisse, Bonnard, Rouault, etc.) en réaction à un académisme jugé trop étroit.
C’est dans ce même salon que le fauvisme avait fait ses premiers pas, provoquant un véritable scandale. Diaghilev concentre d’abord son activité sur la peinture, puis l’oriente vers la musique avant de se consacrer en majeure partie à la danse. Ce choix tient notamment à des raisons financières, puisque les danseurs étaient moins chers à produire que les chanteurs.
C’est ainsi qu’en 1907, plusieurs membres du Mir Iskousstva, dont Diaghilev et le peintre Léon Bakst, fondent les Ballets russes, troupe de danseurs novatrice qui marquera à jamais le ballet classique. Diaghilev en devient très vite le moteur passionné. C’est le début d’une grande aventure à travers l’Europe et au-delà…
Les premiers pas des Ballets russes
Et le voilà parti, deux ans plus tard, avec une troupe de danseurs pour la première saison des danses russes à Paris. Cette troupe, embryon des Ballets russes, est composée de danseurs de formation classique que le flair de Diaghilev et de ses amis a repérés au théâtre Marinskii de Saint-Pétersbourg et du Bolchoï de Moscou. En voyage à Paris pour leurs vacances d’été, ces danseurs se retrouvent bien vite sur les planches et s’apprêtent à étonner le public parisien.
Michel Fokine, alors âgé de 29 ans, s’est embarqué avec Diaghilev dans l’aventure. C’est lui qui chorégraphie pour cette première tournée les Danses polovstiennes – extraites du Prince Igor, sur la musique du compositeur Alexandre Borodine. La première a lieu au Théâtre du Châtelet. C’est une révélation.
L’imaginaire des steppes, élément fondateur de l’identité russe que cherche à forger Diaghilev, débarque dans la capitale. Les costumes du ballet sont élaborés à partir de tissus venus spécialement d’Ouzbékistan, inspirés de vêtements russes du XIIe siècle. C’est le peintre Nicolas Roerich, membre du Mir Iskousstva que Diaghilev avait rencontré à Paris, qui est chargé de les concevoir, de même que les décors.
Les ballets de Diaghilev modernisent la danse
Alors que les journaux français, à la veille des premières représentations des Ballets russes, avaient anticipé un « art barbare », le beau monde parisien découvre ce surprenant mélange entre barbarie et extrême raffinement. Ils se laissent séduire. Il faut dire qu’à cette époque, la danse classique commençait sérieusement à s’empoussiérer en France ! Consistant à présenter des scènes de danse au cours des opéras afin de raviver le regard d’un public qu’on imaginait probablement somnolent, elle avait perdu tout son prestige.
Le succès phénoménal des Ballets russes encourage notre bienheureux Diaghilev à continuer dans cette voie. En 1911, on peut affirmer que la sauce a bien pris en Europe occidentale.
Cependant, elle n’est pas tout à fait du goût du Ballet impérial, et Diaghilev décide de couper les ponts avec l’institution pour faire de ses propres Ballets une troupe privée et indépendante, débauchant ainsi plusieurs danseurs comme le fameux Nijinski. Au gré de ses tournées, la troupe se fixe à Monte-Carlo, à Paris et à Londres.
Victoria Leboulanger